Le choc des révélations quand la crise éclate

Le 26 avril 2011

Les crises majeures déclenchent souvent leur lot de révélations et de controverses. Analyse d'un processus social et politique par un cas d'école : la catastrophe du tunnel du Mont-Blanc.

Avez-vous remarqué qu’à chaque crise qui fait irruption dans les gros titres des médias, s’accompagne alors une inexorable litanie de révélations ? Auparavant reléguées dans le confortable placard poussiéreux des dossiers à oublier, les révélations s’emboîtent au fur et à mesure comme un puzzle qui prend enfin toute sa logique et assemble une image jusque-là morcelée.

Il suffit de piocher au hasard de l’actualité récente pour trouver ce type de résurgence chronique qui met alors violemment à jour une réalité longtemps confinée à l’abri des regards de la société civile. Ainsi, le récent désastre nucléaire de la centrale japonaise de Fukushima a-t-il mis en exergue dans la foulée du tsunami, l’impéritie de la société exploitante TEPCO. Laquelle n’en était pourtant pas à son premier coup d’éclat malheureux tant les casseroles traînées finissaient par rassembler à une batterie de cuisine. De même, en France l’affaire du Mediator et du laboratoire Servier a brutalement mis en pleine lumière des pratiques contestables dont de nombreuses personnes avaient connaissance depuis des décennies, sans jamais vraiment se donner les moyens d’en débattre ouvertement. A cet égard, la catastrophe meurtrière du tunnel du Mont-Blanc en 1999 constitue un autre exemple emblématique des mécanismes crisiques plus que jamais à l’œuvre aujourd’hui et dont les enseignements demeurent plus que jamais valables.

Quand la routine rassure le corps social

A chaque crise qui éclate, c’est désormais la même et systématique rengaine. Ils (pour désigner les élites, les puissants ou les décisionnaires) savaient et ne nous ont rien dit (nous étant la plèbe citoyenne). A chaque cortège de révélations qui s’ensuit, c’est alors la colère, la peur et la suspicion qui prédominent. Des émotions que les médias touillent avec plus ou moins de clarté au point de rendre la société hystérique et vulnérable comme l’évoquait un récent billet du Blog du Communicant 2.0. Surtout lorsque les sujets de crise s’amoncellent sans jamais s’arrêter !

Ulrich Beck, sociologue allemand et père de la notion de « société du risque » l’a parfaitement relevé dans son ouvrage éponyme1 :

Le monde n’est pas forcément devenu plus dangereux, mais c’est davantage la perte systématique de confiance qui donne aux consommateurs le sentiment de voir des risques partout. Moins il y a de confiance, plus il y a de risques. Plus on a conscience des risques, plus les marchés deviennent instables. Plus les marchés deviennent instables, plus grandissent les risques d’effet boomerang qui touchent tout le monde.

Et l’on pourrait ajouter : plus la tentation est grande d’occulter encore plus, puisque le vocable même de « risque » engendre des allergies éruptives insondables.

Or, ce comportement compulsif repose sur un maillon essentiel : l’absence de la révélation des enjeux initiaux. Une absence qui est précisément la clé d’un explosif quiproquo. Tant qu’un système fonctionne normalement, personne n’a guère conscience de ce qu’il est vraiment et de la façon exacte dont il marche. Chaque acteur n’a finalement qu’une vision parcellaire dudit système et s’en contente finalement aisément puisque ça marche. La quiétude sociale se traduit alors par un ensemble d’attitudes de routine que chaque individu adopte dans sa vie quotidienne à l’égard du système.

« Comment en est-on arrivé là ? »

C’est en quelque sorte une attitude passive fondée sur l’aspect habituel et familier. Aspect qui n’engendre par conséquent aucune interrogation majeure, ni inquiétude forte puisque tout est conforme à l’habitude et que rien ne change. La quiétude ambiante est à la normalité sociale ce que le silence des organes est à la santé humaine. Si aucun symptôme ne se manifeste, c’est le signe évident que nous respirons la forme et que notre santé est resplendissante. C’est ainsi que fonctionne et s’autorégule la dynamique de la confiance sociale. A une nuance près, c’est que la quiétude n’est pas un état acquis de la société.

Quand quelque chose se dérègle soudainement alors que l’on se sentait à l’abri, l’angoisse s’empare immédiatement de nous. Sous la pression de changements brusques ou évolutifs, la quiétude peut se déliter rapidement ou progressivement selon la pression et l’impact de l’événement déstabilisant qui survient. Une pression et un impact qui conduisent aussitôt à réévaluer et revisiter cette « confiance » qui régnait jusqu’alors et dans laquelle nous éprouvions un sentiment de sécurité. La rupture de l’état de quiétude instille dès lors le doute sur la confiance sociale.

Dès qu’une crise survient, l’antienne « comment en est-on arrivé là ? » enclenche une recherche de causalité. L’axiome « si c’est arrivé, c’est que c’était prévisible » devient le mètre-étalon des interrogations et très vite, il convient donc de trouver des explications, des justifications, des coupables (solvables de préférence) afin d’obtenir réparation et restauration si possible de la quiétude perdue. Quel que soit le domaine d’activité concerné, une crise qui éclate obéit quasi automatiquement à ces ressorts.

La crise est en fait ni plus ni moins le choc de ces révélations qu’on avait refusées de voir ou qu’on avait simplement cachées au plus grand nombre. A l’image de la poussière paresseusement dissimulée sous le tapis pour gagner quelques minutes supplémentaires de balayage mais qui finit au cours du temps par s’accumuler pour former une bosse dans laquelle un jour, on se prend les pieds et on chute lourdement au sol !

Quand la quiétude mène à la catastrophe

Chacun garde en mémoire les images cauchemardesques de la catastrophe du tunnel du Mont-Blanc survenue le 24 mars 1999. Bloquées dans leurs véhicules, 39 personnes périrent asphyxiées et carbonisées à cause d’un camion en panne et en flammes au beau milieu des voies de circulation. La fumée intensément opaque et la chaleur extrême dégagées par le brasier du semi-remorque empêchèrent les secours d’agir dans le tunnel pendant trois jours. Pourtant, dès le début de la catastrophe, l’attitude est encore à l’optimisme de circonstance. Sur l’instant, personne ne prend vraiment la mesure du drame qui est en train de se dérouler à l’intérieur du tunnel, comme s’il ne s’agissait que d’un accident banal de la circulation. Ainsi, le président de la société ATMB (Autoroute et Tunnel du Mont-Blanc) refuse de s’alarmer et déclare même aux journalistes accourus que2 « le tunnel est sûr, qu’il faut attendre et se garder de conclusions hâtives ». Après quelques heures, le pessimisme efface pourtant bien vite la sérénité initialement affichée quand des pompiers français qui ont tenté d’approcher le sinistre, établissent un premier bilan approximatif mais déjà préoccupant des victimes.

Lorsque l’incendie est enfin maîtrisé, la vérité éclate crûment. Le bilan humain est très lourd et les premières accusations sur l’absence de sécurité du tunnel tombent dru. Un pompier à la retraite confesse dès le lendemain aux caméras de télévision3 : « On  leur avait dit : un jour vous allez avoir un drame. Personne n’était formé pour  intervenir sur un gros sinistre ». Il aura donc fallu un accident apocalyptique pour soudainement briser la quiétude qui prévalait tant bien que mal autour du tunnel depuis son ouverture en 1965. En dépit du trafic routier qui a bondi de 1.600 véhicules par jour dont 120 camions en 1967 à 3.267 véhicules légers et 2.128 poids lourds en 1998, aucune des deux sociétés française et italienne co-gestionnaires du tunnel du Mont-Blanc ne se préoccupaient vraiment de la sécurité du tunnel, se satisfaisant çà ou là de quelques aménagements.

Pourtant, l’acte de concession du tunnel et le cahier des charges imposées aux sociétés étaient sans ambages sur le sujet avant même que le tunnel ne soit mis en service en 19654 : « La convention franco-italienne du 4 mars 1953, l’acte de concession et le cahier des charges du 7 juillet 1959, fixent le rôle des concessionnaires en matière d’exploitation et de sécurité, les deux étant naturellement liées (…). Ils précisent les obligations de chaque société en matière d’exploitation et de sécurité. L’article 16 du cahier des charges stipule que le concessionnaire établira et soumettra à l’approbation les dispositifs qu’il prévoit pour limiter autant que possible les dangers résultant de l’incendie d’un véhicule dans le tunnel ». Tout est explicitement consigné comme le relève la commission d’enquête administrative conjointement constituée dans la foulée de la catastrophe par le Ministère de l’Intérieur et celui de l’Equipement, des Transports et du Logement.

Le piège se referme progressivement

Des signes avant-coureurs auraient pourtant pu changer la donne et inciter les responsables franco-italiens à se pencher plus attentivement sur ces questions. Les archives administratives5 des deux sociétés d’exploitation font en effet état de 32 accidents ayant entraîné au total 3 morts et 38 blessés depuis l’ouverture du tunnel. La quasi-totalité de ces accidents est due à des accidents de la circulation. Il est par ailleurs consigné dans ces mêmes documents que 15 incendies avaient été enregistrés dans le tunnel dont 12 à cause de poids lourds. Le plus important était alors celui du 11 janvier 1990 provoqué par le moteur en surchauffe d’un camion qui a fait deux blessés.

A la suite de cet incendie, la société française décide donc de construire tous les 600 mètres des refuges alimentés en air frais pressurisé ainsi que créer des niches d’incendie supplémentaires avec alimentation directe en eau. Parallèlement, les deux exploitants lancent des études pour des équipements de sécurité communs (détection automatique des incidents, gestion technique centralisée, mesure des distances entre véhicules) mais les projets restent la plupart du temps soit au stade de vœux pieux, soit inachevés dans les années qui suivent.

De leur côté, les autorités administratives françaises et italiennes vont également chercher de 1995 à 1999 à formaliser les conditions d’une coopération en matière de sécurité. La convention franco-italienne du 16 septembre 1992 (publiée par le décret du 11 août 1995) prévoit une assistance mutuelle6 . L’article 16 ouvre la possibilité d’accords ou d’arrangements particuliers de niveau local afin de régler les conditions d’intervention des différents secours français et italiens en cas d’accidents ou de catastrophes sur les aires du tunnel du Mont Blanc. Sur cette base juridique, un arrangement administratif est alors élaboré entre la préfecture de Haute Savoie et la Région autonome du Val d’Aoste. Le projet fixe notamment les conditions d’assistance et d’alerte entre le CODIS 74 (Centre Opérationnel Départemental d’Incendie et de Secours) et les sapeurs pompiers du Val d’Aoste. Bien qu’approuvé par les autorités locales et par les ministères de l’Intérieur français et italien, l’arrangement reste caduc, faute d’accord de la présidence du conseil italien en charge de la protection civile.

Les multiples rapports d’expertise montrent les véritables insuffisances

Le 24 mars 1999, le scénario est quasi identique à celui du 10 janvier 1990 sauf que cette fois-ci, les pompiers français se mettent en action plus tardivement et ne réussissent pas à atteindre le lieu du sinistre à cause d’une fumée particulièrement intense et d’une chaleur frisant les 1000° C. Un secouriste français succombera même pendant les opérations d’intervention tandis que côté italien, les pompiers sont également rapidement réduits à l’impuissance et doivent rebrousser chemin. Il faudra attendre trois jours pour que les secours puissent pénétrer sur le lieu même de la catastrophe et venir à bout de l’incendie.Une première analyse brute de la chronologie des faits pourrait donc laisser penser à une défaillance dans le délai de réaction des secours et leur imputer ainsi la responsabilité de l’ampleur de l’incendie. Les multiples rapports d’expertise déclenchés après la catastrophe ainsi que le procès du 31 janvier au 29 avril 2005 vont en fait révéler au grand jour les véritables insuffisances autour de la gestion du tunnel du Mont-Blanc depuis son ouverture officielle en 1965, et montrer que les enseignements n’ont jamais été vraiment tirés, en particulier lors de l’accident de janvier 1990.

Le premier dysfonctionnement est d’emblée attribué au mode de management initial du tunnel. Un mode de management pour le moins confus puisqu’il confie l’exploitation de l’ouvrage à deux sociétés publiques, une française (AMTB, Autoroute et Tunnel du Mont-Blanc) et une italienne (SITMB, Società Italiana per il Traforo del Monte Bianco) dont les dirigeants sont nommés par les hautes autorités politiques de chaque pays. Ce qui engendre assez vite des zones d’ombre sur les périmètres respectifs de responsabilité des uns et des autres pour chaque portion nationale du tunnel. Ces périmètres sont d’autant plus flous que les zones de responsabilité de chaque société (c’est à dire la moitié du tunnel sur laquelle porte chaque concession) ne coïncident pas avec la frontière géographique entre la France et l’Italie. La limite de concession pour la société française s’arrête au point kilométrique 5,8 alors que la frontière est au point 7,6.

Un détail qui aura une importance cruciale le 24 mars 1999 lorsque le camion à l’origine de l’incendie s’immobilise au point kilométrique 6,2, c’est à dire en zone d’exploitation et de sécurité relevant de la société italienne d’un point de vue technique mais en territoire français d’un point de vue géographique et administratif.

A toi, à moi … ou l’art de l’évitement

Au-delà des lourdeurs confuses de ce mode de management bicéphale, un capharnaüm règne également cette fois entre les acteurs français impliqués dans la sécurité du tunnel. Au début des années 70, l’ATMB prend l’initiative, ceci sans consulter quiconque, de créer sa propre structure d’intervention interne. Ce qui n’est pas sans déclencher une certaine émotion au sein des pouvoirs publics locaux et spécialement dans la commune de Chamonix pour laquelle la question de la sécurité du tunnel commence justement à être une préoccupation. L’ordre du jour du conseil municipal7 réuni le 31 mars 1972 examine en effet la responsabilité juridique du maire en cas d’incendie dans le tunnel. Il propose à cet effet que la mobilisation des pompiers communaux soit facilitée par la mise en place d’une ligne directe d’alarme ainsi que l’organisation conjointe d’exercices de lutte contre l’incendie entre les pompiers de Chamonix et ceux d’ATMB. Dans le même sens, le préfet de Haute Savoie adresse le 4 décembre 1972 une lettre au président de l’ATMB afin que soit organisé un exercice pratique mettant en œuvre l’ensemble des services de sécurité. Le directeur d’exploitation se borne à préciser qu’un pareil exercice requiert la fermeture du tunnel pour quelques heures et qu’il ne peut être par conséquent décidé uniquement par la seule société française. Résultat : deux exercices de simulation grandeur nature seulement sont organisées en 1975 et en 1989.

A cette pierre d’achoppement, s’ajoute également la question du financement du nouveau centre de secours de Chamonix que la municipalité souhaite implanter à proximité du tunnel au lieu qu’il soit situé en plein centre ville. La participation pécuniaire d’ATMB est sollicitée. Celle-ci décline et préfère investir sur ses propres équipements de sécurité.

Au-delà des conflits de personnes qui vont accroître le malaise entre les acteurs, le rapprochement des différentes équipes de sécurité s’avère d’autant plus impossible au quotidien que l’ATMB décide d’un mode de fonctionnement autonome pour sa structure d’intervention qui n’intègre ni les autorités publiques, ni les pompiers municipaux. Une mise à l’écart délibérée que confirmeront deux anciens pompiers entendus à la barre lors de l’audience du 1er mars 2005 du procès du tunnel du Mont-Blanc. De leur compte-rendu d’audition8 , il ressort que la société d’exploitation témoigne à leur égard, une totale absence de considération en les surnommant « les subordonnés » et en leur confiant uniquement le nettoyage et le plein de carburant des véhicules et des petits travaux d’entretien.

Lors de l’incendie de 1990, ces mêmes pompiers ont pourtant tenté de tirer la sonnette d’alarme en rédigeant des rapports administratifs9 où ils estiment que ce feu révèle les limites des moyens et de l’organisation de la lutte contre les incendies. Les dirigeants de l’ATMB passent outre et le responsable de la sécurité du tunnel leur rétorque10 :

Il y a 25 ans que le tunnel tourne, et il n’y a pas eu d’incident, il pourra bien encore fonctionner 25 ans. Le tunnel a été coulé « à l’eau bénite » et il faut compter avec la chance.

Preuve s’il en est que la révélation des enjeux était loin d’être une priorité pour les gestionnaires de la sécurité du tunnel.

Une commission de sécurité alibi

En dépit de la complexité juridique et opérationnelle autour de la gestion du tunnel, ainsi que des mauvais rapports entre autorités locales et dirigeants de l’ATMB, le sujet de la sécurité revient sur le tapis. En effet, peu de temps après la mise en service du tunnel, une commission intergouvernementale de contrôle est constituée le 1er mars 1966 par la France et l’Italie.

Outre le contrôle de l’exploitation et l’approbation des révisions des tarifs de péage, cette commission se voit donc confier un rôle de proposition en matière de réglementation de la circulation dans le tunnel et de transit des matières dangereuses. Elle est en plus chargée de contrôler l’exécution des travaux complémentaires nécessaires pour assurer une meilleure exploitation et une plus grande sécurité du tunnel.

L’instruction judiciaire menée à la suite de la catastrophe de 1999 va là aussi livrer une lecture édifiante du bilan des travaux de cette commission. Un bilan qui s’avère plutôt sommaire. Réunie une fois par an et présidée par un diplomate, la commission de contrôle comprend parmi ses membres, des fonctionnaires par ailleurs membres du conseil d’administration d’ATMB et de SITMB. Toutefois, mis à part la Direction Département de l’Équipement de Haute Savoie qui représente le préfet, aucun professionnel local de prévention ou de secours ne participe à la commission. Résultat: l’essentiel des discussions porte sur la révision annuelle des tarifs de péage, et sur la nécessité de garantir la règle de parité – recettes de péages et dépenses d’exploitation – entre les deux sociétés.

En revanche, il n’est pas prévu que les gros travaux de rénovation, de modernisation ou de sécurité entrent dans la règle de parité. Ils sont considérés à la charge de chaque société qui les programme selon ses propres priorités et avec ses propres choix techniques. Conséquence : la commission se bornera à mettre sur pied un groupe de travail sur le transport des matières dangereuses mais n’ira pas plus loin.

En coulisses, le drame se prépare

Côté ATMB, c’est aussi une toute autre histoire qui s’écrit année après année dans les coulisses du service de sécurité de l’ATMB comme le relate l’audience des responsables du dit service, le mercredi 9 mars 2005 au cours du procès11 . L’un d’entre eux admet aux juges mal connaître les équipements de signalisation existant à l’intérieur de l’ouvrage. Un second responsable revient quant à lui, sur les problèmes posés par la gestion de la distance entre les véhicules dans le tunnel. En cas de gros trafic, ceux-ci ont tendance à s’arrêter les uns derrière les autres et à créer des bouchons. Il souligne qu’il était conscient du caractère fondamental de ce problème en cas d’incendie mais que le contrôle et la sanction étaient très délicats à appliquer.

Enfin, le responsable en chef de la sécurité ajoute devant le président du tribunal que le système de contrôle de l’interdistance des véhicules existant avant 1999 avait été neutralisé car selon lui « les usagers s’amusant à faire s’allumer les panneaux lumineux associés au radar » sans qu’il ne se souvienne pour autant qui lui en a donné l’ordre. Un quatrième témoin ose apporter une explication à cette décision : « On court-circuitait les panneaux pour les laisser en fixe car le trafic était dense ». Explication confirmée par une cinquième personne qui reconnaît que « le dispositif clignotant était souvent mis en panne afin de ne pas ralentir le trafic. Parfois on envoyait des motards pour accélérer le trafic ». Interrogée sur la structure d’intervention mise en place par la société, cette même personne confesse alors :

Comme les pompiers professionnels ont démissionné les uns derrière les autres, on a fait appel à des péagistes, mais ceux-ci étaient peu et mal formés. Ils savaient dérouler les tuyaux, étaient plein de bonne volonté, mais ne connaissaient pas l’intérieur du tunnel. Ce personnel était plus une charge qu’une aide car il fallait prendre soin d’eux.

L’enquête confirme en effet la chute de l’effectif des pompiers professionnels tombé à deux. Cette chute préoccupante fut passée sous silence dans les divers rapports de sécurité d’ATMB.

A l’issue de trois mois de débats au procès et d’une instruction judiciaire préalable de 4 ans et 7 mois qui aura coûté plus de 3 millions d’euros à la collectivité, le verdict tombe. Des peines de 4 mois à 2 ans de prison avec sursis et des amendes de 1 500 à 15 000 euros sont majoritairement prononcées à l’encontre des différents prévenus. Si le constructeur du camion à l’origine de l’incendie a été relaxé, l’État français a été lui, condamné, au travers de la représentante du ministère de l’Équipement, à 6 mois de prison avec sursis et 1 500 euros d’amende. Côté ATMB, le responsable de la sécurité du tunnel, écope de la plus grosse condamnation avec 30 mois de prison dont 6 mois fermes. A la fin du procès, le président du tribunal prononce les mots suivants : « La catastrophe aurait pu être évitée » avant d’ajouter en guise de conclusion qu’aujourd’hui : « les faits ne comportaient plus de zone d’ombre ».

Après la quiétude, les enjeux remontent

Le choc des révélations fait désormais son œuvre. Après l’incendie de mars 1999, le tunnel est fermé pendant trois ans pour entreprendre sa réhabilitation et sa modernisation. Un système informatisé centralisé des installations de sécurité est installé. Les niches et les abris de sécurité sont renforcés et élargis. Une galerie d’évacuation est aménagée sur toute la longueur du  tunnel. Enfin, un système de désenfumage creusé dans la roche assure l’extraction des gaz et quatre réservoirs alimentent les bouches à incendie du tunnel. Des équipes de secours sont présentes 24 heures sur 24 aux deux têtes et dans un local au  centre du tunnel.

Image Cofiroute

En France, une circulaire impose dès août 2000, la multiplication des refuges, l’amélioration de la signalétique et des exercices annuels de sécurité dans les 110 tunnels de plus de 300 mètres de long que compte le territoire français. Certaines collectivités locales ont même entamé – pour les tunnels qui dépendent d’elles – une mise en conformité sur les mêmes bases. C’est le cas du département du Rhône pour les tunnels du périphérique lyonnais. Enfin, la France crée également à Bron (Rhône) un premier centre pour former les personnels exerçant dans les tunnels puis un second centre d’entraînement de lutte contre les incendies dans les tunnels (unique en Europe).  Lequel ouvre ses portes en avril 2002 au Fréjus en Savoie.

Pour autant, il va falloir encore deux catastrophes similaires en Europe pour que les instances de Bruxelles se soucient à leur tour de la sécurité des tunnels. Le 29 mai 1999, un nouvel incendie éclate dans le tunnel du Tauern en Autriche suite à une collision en chaîne entre un camion et des voitures. Il provoque la mort de 12 personnes. Deux ans plus tard, le 24 octobre, le scénario se renouvelle dans le tunnel du Gothard en Suisse où un feu se déclenche après que deux poids lourds se soient heurtés frontalement. Le macabre bilan est cette fois de 11 morts. Deux drames qui conduisent à l’adoption de la directive européenne du 29 avril 2004, qui s’inspire fortement de la circulaire française de 2000.

La peur du tunnel fait tâche d’huile dans l’opinion

Dans l’opinion publique, tous les enjeux liés à la gestion des tunnels remontent à la surface. C’est d’abord la controverse entre le transport des marchandises par la route et le ferroutage (solution qui consiste à embarquer des camions sur des trains) qui s’envenime alors même que le volume du fret qui traverse les Alpes ne cesse de grimper annuellement, de 98 millions de tonnes en 2005 contre 58 millions en 1985. Un chiffre qui est appelé à encore progresser d’ici 2011 avec 232 millions de tonnes de fret. L’idée du ferroutage n’est pas novatrice en soi puisque dès mars 1993, la France et l’Italie envisageaient déjà la possibilité d’une liaison ferroviaire Lyon-Turin où les remorques des camions seraient chargées sur des wagons entre les deux villes pour limiter les déplacements de camions. Ce projet était même inscrit sur la liste des grands travaux européens en 1994. Mais c’est seulement après la catastrophe du Mont-Blanc que le problème du financement de ce projet est vraiment déclaré prioritaire par l’Union Européenne. Il va nécessiter le percement d’un tunnel de 52 km de long entre la France et l’Italie. Le coût  total de la liaison est estimé à 12,5 milliards d’euros et la fin des travaux  est prévue à l’horizon 2015-2018.

Le drame du Mont-Blanc a aussi mobilisé les communautés locales. Les habitants de la vallée de Chamonix ont particulièrement apprécié les trois années sans camion au moment de la fermeture et de la reconstruction du tunnel. Le report du trafic routier sur le tunnel du Fréjus qui a doublé par ricochet pendant cette période, a en revanche provoqué la colère des habitants de la vallée de la Maurienne. Mais dans les deux cas, les questions environnementales ont pris une ampleur qu’elles n’avaient jamais eue jusqu’alors. Aujourd’hui, des comités locaux continuent de se battre pour tenter de diminuer le trafic des semi-remorques dans leurs vallées respectives.

Il suffit d’un nouvel accident pour que la controverse enregistre à nouveau un pic de tension. Ce fut le cas le 6 juin 2005 dans le tunnel du Fréjus lorsqu’un camion slovaque transportant des pneumatiques s’est enflammé et causé la mort des deux chauffeurs. Le tunnel est aussitôt fermé et la circulation des camions temporairement déviée dans la vallée de Chamonix. Une décision qui déclenche illico la colère de l’Association pour le respect du site du Mont-Blanc (ARSMB) qui estime dans un communiqué de presse que « des seuils critiques de pollution avaient déjà été atteints avant cette augmentation prévisible du trafic ».

Le tunnel de raccordement de l'A86 autour de Paris fut l'objet d'intenses controverses

Aujourd’hui, le traumatisme laissé par la catastrophe du Mont-Blanc est loin d’être résorbé. Il est même devenu l’exemple de référence pour quiconque cherche à s’opposer à chaque nouveau projet de tunnel. Ce fut le cas du chantier concernant le bouclage de l’autoroute A86 qui contourne Paris. Dès le démarrage de l’enquête d’utilité publique en 1995 pour la construction d’un tunnel routier d’une dizaine de kilomètres dans l’Ouest parisien pour achever le raccordement des tronçons existants, une association locale de riverains, l’Union des Amis de Vaucresson, a affiché son hostilité résolue aux solutions techniques envisagées par la société Cofiroute en charge des travaux de réalisation.

Une deuxième association, le Groupement des Associations de l’Ouest Parisien (Galop), dépose même un recours le 28 janvier 2000 devant le Conseil d’Etat en arguant que l’Etat n’a pas tiré les leçons du tunnel du Mont-Blanc et aurait dû prolonger la consultation au seul regard du principe de précaution12 . Une pétition est même lancée via un site Internet et rassemble la signature de plusieurs municipalités et divers collectifs du département des Hauts-de-Seine. La page d’accueil du site donne le ton pour l’internaute qui s’y rend. S’appuyant sur des extraits de rapports officiels, elle affiche des statistiques inquiétantes et met en exergue le bilan meurtrier du tunnel du Mont-Blanc.

Tout au long du chantier, les controverses n’ont pas manqué entre le constructeur Cofiroute et l’association Galop. Comme par exemple celle qui a porté sur la hauteur de plafond du futur tunnel qui ne dépasse pas 2,55 mètres, interdisant de fait la circulation des camions et des véhicules ayant une garde au sol élevée ou une galerie. Le président de l’association dénonce cette conception13 :

Imaginez vous en train de rouler sur 10 kilomètres à 70 kilomètres à l’heure dans un boyau pas plus haut que votre salle à manger. Mieux vaut ne pas être claustrophobe !

Par la voix de son directeur du marketing, Cofiroute réplique en soulignant les efforts consentis en matière d’aménagement « pour donner un sentiment de confort et de zen » avec des lumières tamisées, des panneaux de signalisation et une chaussée de couleur beige. Le directeur de projet du tunnel estime quant à lui que Cofiroute est allé au-delà des mesures de sécurité imposées depuis le drame du Mont-Blanc avec une douzaine de sas d’évacuation, des refuges tous les 200 mètres, un système d’aération sophistiqué, des caméras de surveillance et de contrôle de la vitesse ainsi que … des véhicules de secours spécialement adaptés au tunnel. Un point qui chagrine un docteur du Samu des Hauts-de-Seine en cas d’accident à l’intérieur du tunnel14 : « les délais d’intervention seront plus longs parce qu’il nous faudra changer de véhicule » entre l’extérieur et l’intérieur du tunnel. Ouvert depuis 2009, on ne déplore pour l’instant aucun incident grave.

Conclusion – Petite géologie de la crise

Le tunnel est à nouveau en service mais a-t-on vraiment appris ?

La catastrophe du tunnel du Mont-Blanc constitue un exemple symptomatique d’absence de révélation des enjeux. Absence qui conduit tôt ou tard à une crise majeure aux répercussions souvent durables. La crise est en fait une pathologie ancienne qui trouve précisément ses racines dans cette occultation initiale de la révélation des enjeux auprès des acteurs impliqués.

Tant que le changement n’est pas palpable, tant que la routine n’est pas perturbée, la quiétude sociale n’est pas affectée et chacun vaque à ses occupations, avec ses croyances, ses valeurs et par conséquent sans inquiétude notable. En façade, la quiétude sociale perdure tandis qu’en coulisses, les lézardes et les fissures commencent leur travail de sape. Un peu à l’image d’un gravillon qui fendille légèrement un pare-brise jusqu’au jour où, faute d’avoir procédé au remplacement de ce dernier, il explose soudainement lors d’un énième impact ou sous le coup d’une forte chaleur pour entraîner parfois de redoutables conséquences.

Une fois répandue au grand jour, la crise fait alors brutalement découvrir un système dans sa globalité de son fonctionnement et de ses dysfonctionnements, voire au-delà. Il aura souvent suffi d’un facteur déclencheur impromptu pour tout accélérer brutalement, réactiver des mécanismes anciens et générer des décalages avec au bout du compte une crise durable et aléatoire ainsi qu’un renversement ontologique des valeurs qui présidaient jusqu’alors à la quiétude sociale.

A travers une démarche permanente de questionnement et de dialogue sur les risques comme l’approche cindynique le propose, le repérage des signes précurseurs autour du tunnel du Mont-Blanc aurait sans doute pu empêcher le drame qui a coûté la vie à 39 personnes et éviter que par la suite, tout nouveau projet de tunnel ne suscite immédiatement une levée de bouclier au nom d’une confiance désormais rompue par le drame du Mont-Blanc. Encore faut-il avoir la volonté d’être en posture d’entendre les alertes, de les interpréter, de mener les actions et les changements nécessaires et d’éviter ainsi la rupture de confiance qu’une crise engendre inévitablement. Additionner les angles de vision peut aider à éviter bien des crises.


Article initialement publié sur le blog du communicant 2.0

Photos flickr CC Abarth500 ; Kevin Brennan ; Mammaoca2008 ; Thomas Hawk

  1. Ulrich Beck – La société du risque : sur la voie d’une autre modernité – Aubier – 2001 []
  2. Valérie Oddos – France 2 []
  3. Ibid []
  4. Hubert Seillan – Revue Préventique-Sécurité – supplément au n°44 de mars-avril 1999 []
  5. Rapport d’étape du 13 avril 1999 – Mission administrative d’enquête technique sur l’incendie survenu le 24 mars 1999 au tunnel routier du Mont Blanc diligentée par le Ministère de l’Intérieur et le Ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement []
  6. Journal Officiel du 19 août 1995 []
  7. Hubert Seillan – Revue Préventique-Sécurité – supplément au n°44 de mars-avril 1999 []
  8. Rapport d’étape du 13 avril 1999 – Mission administrative d’enquête technique sur l’incendie survenu le 24 mars 1999 au tunnel routier du Mont Blanc diligentée par le Ministère de l’Intérieur et le Ministère de l’Equipement, des Transports et du Logement []
  9. Site officiel de l’association de défense des familles des victimes du tunnel du Mont-Blanc []
  10. Hubert Seillan – Revue Préventique-Sécurité – supplément au n°44 de mars-avril 1999 []
  11. Site officiel de l’association de défense des familles des victimes du tunnel du Mont-Blanc []
  12. Site de l’Union des Amis de Vaucresson []
  13. Bruno D. Cot – « Un tunnel bas de plafond » – L’Express - 25 janvier 2007 []
  14. Ibid. []

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