Numérique en France : pourquoi pas une Fondation ?

Le 11 février 2011

Henri Verdier apporte sa pierre au chantier du Conseil National du Numérique, prônant une conception large d'Internet et de sa sphère d'influence.

Comme vous le savez sans doute, après l’annonce par le Président de la République de la création d’un Conseil national du numérique, Éric Besson, ministre auprès de la ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie, chargé de l’Industrie, de l’Énergie et de l’Économie numérique, a chargé Pierre Kosciusko-Morizet, le fondateur de Price Minister et président de l’ACSEL, de lui remettre un rapport comportant ses préconisations sur les missions, l’organisation et le financement d’un tel conseil.

“PKM” a choisi de lancer une consultation assez ouverte, en demandant des contributions, qui s’annoncent nombreuses, avant aujourd’hui, 10 février. Il devrait remettre son rapport final dès la semaine prochaine.

Consulté, comme beaucoup d’autres, je me suis sérieusement demandé de quoi nous pourrions bien avoir besoin pour remettre nos analyses et nos ambitions au coeur du débat public. Car, ne nous y trompons pas, il y a bien un fossé, peut-être même croissant, entre les acteurs de cette révolution et de nombreux responsables politiques, économiques et médiatiques. Je me suis aussi demandé ce que penseraient nos amis étrangers d’un tel OVNI.

J’arrive finalement à une préconisation, qui n’est peut-être pas complètement celle qui était attendue, mais qui, à mon sens, rendrait un véritable service d’intérêt général. Note sur une “Fondation pour le développement du numérique”:

Ne pas rater la bonne question

Le « numérique », n’est pas un secteur d’activité. C’est un processus de long terme de transformation économique et sociale globale.

A l’instar de la révolution industrielle, seul phénomène comparable par sa portée et son ampleur, une succession de ruptures scientifiques et techniques, rencontrant les évolutions économiques et sociales, débouche aujourd’hui sur une nouvelle synthèse. Cette synthèse concerne aussi bien les stratégies de création de valeur ou l’organisation économique, que l’éducation, la culture, les organisations politiques, la santé, l’urbanisme, le tourisme et même les représentations, les croyances et les pratiques des citoyens.

La transformation numérique est depuis longtemps sortie d’Internet et des ordinateurs. Elle mobilise des technologies aussi diverses que la téléphonie, les réseaux sans fil, la géolocalisation, le paiement sans contact ou les objets communicants. Elle sera concernée en quelques années par les nanotechnologies et sans doute les biotechnologies.

Ainsi, après avoir bouleversé le commerce, la culture et l’information, la transformation numérique s’apprête à révolutionner les transports, l’urbanisme, la distribution d’énergie, la conception du domicile, les industries de service, les organisations politiques.
Limiter la question du « numérique » à quelques secteurs comme les télécommunications, l’électronique ou le e-commerce, ou même l’élargir aux secteurs d’hypercroissance naissants, serait une erreur qui enfermerait cette mutation dans quelques silos au lieu de porter le débat sur ses véritables enjeux.

Avons-nous un problème avec « le numérique » ?

La société française est globalement accueillante à cette transformation et aspire à y jouer sa place. Notre pays est l’un des plus prompts à adopter les nouveaux services, l’un des plus curieux d’innovation, et d’ailleurs, de ce fait, le banc de test naturel des plus grandes innovations mondiales. Les Français sont également créatifs et entreprenants, comme en témoignent les très nombreuses créations d’entreprises dans ces activités, ou les succès des Français de la Silicon Valley ou d’ailleurs.

Si, globalement, les grands marchés du « consumer internet » nous ont échappé, malgré quelques succès dont le tien, il est d’autres « secteurs numériques » ou notre pays s’illustre : design, animation, jeu vidéo, robotique, services mobiles, etc.; sans compter l’intégration des apports du numérique par les grandes industries de service qui sont aujourd’hui le socle de la croissance et de l’emploi en France.

Les élites françaises traditionnelles, à part quelques notables exceptions, semblent beaucoup plus gênées que la population par ce changement de paradigme et notamment par sa dimension de destruction créative. Des représentations frileuses semblent dominer le débat public. La prégnance du discours sur le « piratage », la pornographie, les « menaces sur la vie privée », « Internet espace non régulé », et la faiblesse corrélative du discours sur les secteurs d’excellence française -les nouveaux secteurs de croissance, le potentiel de transformation industrielle, les nouvelles pratiques citoyennes, l’innovation sociale-, en témoignent.

L’épisode désastreux du vote de la loi de finance 2011 a profondément choqué de très nombreux entrepreneurs innovants. La conjugaison de la réforme du statut des JEI, du CIR et des exemptions fiscales pour les investisseurs en capital, quelques semaines avant le début d’une nouvelle année fiscale, a conduit nombre d’entre eux à devoir revoir leurs business plans et à donné le sentiment d’une véritable incompréhension du législateur de la nature des enjeux. Cette décision s’ajoute à tout un ensemble d’inquiétudes que tu connais bien, sur la netneutralité, le contrôle des réseaux, ou même la liberté d’Internet. Nombre de nos amis regardent déjà avec envie les dizaines de milliers d’ingénieurs qui ont fait le choix de s’installer à l’étranger. C’est peu dire que les acteurs de cette transformation numérique se sentent, en large part, assez mal compris, et que la restauration d’un climat de confiance n’est pas le moindre des objectifs de ce CNN.

Parallèlement, d’immenses défis se posent : scientifiques (big data, villes intelligentes, cloud computing), économique (stratégie industrielle française, plafond de verre pesant sur les PME), sociétaux (information, éducation (lien), culture), philosophiques (identité numérique). Ils méritent des débats sereins, publics, intelligents, informés et approfondis.

A quoi pourrait servir un Conseil national du numérique ?

Si le « Conseil national du numérique » visait à créer une sorte de conseil de l’ordre du numérique, sectoriel et corporatiste, s’il prétendait s’arroger une légitimité supérieure à celle des élus ou des corps constitués, s’il obtenait de pouvoir donner un avis consultatif sur les processus législatifs, il risquerait fort de n’avoir qu’une utilité limitée, voire nulle.

S’il réussit à ouvrir les élites françaises, notamment culturelles, médiatiques, économiques et politiques, aux nouvelles aspirations, aux nouvelles stratégies, aux nouveaux enjeux, aux nouvelles formes de création de valeur, à l’urgence de certaines régulations internationales; en un mot, à cette aspiration au changement de société qui s’exprime dans « le » numérique, il jouera un rôle nettement plus positif.

S’il réussit à susciter de vastes débats publics, à construire de nouveaux consensus, à produire des données qualifiées, à mettre à jour des savoirs, à lancer des pistes de travail audacieuses, s’il réussit à lier les centres de décision – politiques comme économiques – au grand vent de cette transformation de société, si, surtout, il réussit à mettre sur l’agenda public nos véritables dysfonctionnements (plafond de verre qui bride la croissance des PME, faible culture de l’entrepreneuriat dans nos écoles, difficultés à financer l’innovation au bon niveau d’ambition, etc.), alors il sera sans doute utile aux acteurs les plus innovants et les plus créatifs de la société française.

Proposition : créer une fondation pour le développement de la société numérique

C’est pourquoi, puisque tu nous consultes, je me permets de te faire la suggestion suivante: plutôt que de créer une nouvelle interface politique, qui suscitera du scepticisme chez les professionnels comme chez les élus, pourquoi ne pas concevoir le « Conseil national du numérique » comme une Fondation pour le développement du numérique.

Financée par l’Etat (par exemple avec une dotation issue du Grand emprunt), abondée par les apports des membres fondateurs (défiscalisés à 60 % pour les assujettis à l’Impôt sur les Sociétés), cette Fondation aurait pour objectif :

- De financer le travail de think tanks consacrés à la transformation numérique, d’organismes de prospective, voire d’instituts de recherche
- De produire des données qualifiées et objectives sur les sujets les plus débattus, afin de sortir des affrontements idéologiques
- De participer aux débats internationaux où la France brille trop souvent par son absence
- De s’impliquer dans les processus de normalisation et dans les débats sur la gouvernance internationale d’Internet
- D’assurer la qualité de l’information des pouvoirs publics et des leaders économiques
- D’organiser le débat public

Ses statuts pourraient permettre en outre d’impliquer largement industriels, enseignants, chercheurs, éducateurs, associations, think tanks et pourquoi pas même groupes d’intérêt, avec une gouvernance légitime et un objectif d’intérêt général.

Une telle fondation apporterait indéniablement au débat public une consistance et une hauteur de vue qui manquent cruellement depuis de trop longues années.


Article initialement publié sur le blog d’Henri Verdier, sous le titre “Petite contribution au débat sur la constitution du Conseil national du numérique”.

Illustrations CC FlickR: eleaf, Utodystopia, Ryan Somma

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