En Iran, qui est in, qui est out?

Le 9 novembre 2010

La censure du web telle qu'on la connaît est-elle oboslète? Présenté comme un modèle du genre, le régime des mollahs plancherait sur un projet d'intranet national, qui lui permettrait de remplir ses objectifs géopolitiques.

“Avec l’aide de Dieu, j’essaierai sans réserves de circonscrire la longueur de mes billets à 15 minutes de lecture”. Quand il a lancé son blog à l’été 2006, le président iranien Mahmoud Ahmadinejad entendait jouer les médiateurs républicains au sein de l’une des théocraties les plus répressives du monde. Perché sur les contreforts de la censure, il dispensait ses diatribes anti-impérialistes et délivrait des prêches sans fin à ses concitoyens. Las, l’identité numérique du leader iranien s’est vite fait seppuku, le 30 novembre 2007, date de son dernier post. Depuis, le blog en question a été piraté (pendant les élections de 2009), et le régime des mollahs a changé son fusil d’épaule: exit la transparence de façade, bonjour le blackout généralisé.

Dans le cadre de son cinquième plan quinquennal de développement, qui s’étend jusqu’en 2015, l’Iran entend créer un “réseau Internet national”. Prosaïquement, il s’agit d’un projet d’intranet géant, dans les cartons depuis 2005. Financé à hauteur de 560 millions de dollars – plus de 10% du budget moyen de la Défense -, déjà testé en janvier dans la province hautement symbolique de Qom (la ville éponyme est un lieu de culte des chiites), le chantier est ainsi présenté par son géniteur, Abdolmajid Riyazi:

Si un jour nous nous retrouvons pris dans un monopole américain sur le web, ou si d’autres pays décident d’attaquer notre réseau, nous serons forcément touchés, et nous aurons forcément un problème.

Donya-ye Eqtesad, 2006

Il y a quelques années, aux premières heures du très haut débit, Reporters Sans Frontières cartographiait les “trous noirs” de l’Internet, ces pays qui refusent de laisser circuler l’information. On y retrouvait la Chine, la Libye, la Biélorussie et bien sûr, l’Iran. Hier figurative, cette représentation pourrait bien devenir réalité à l’horizon 2013, objectif fixé par Téhéran.

Par-delà la censure

Aujourd’hui, le système de censure iranien est unanimement présenté comme l’un des plus perfectionnés au monde, juste derrière celui de la Chine. Utilisant une technologie fournie par Siemens et Nokia, le filtrage s’appuie sur le Deep Packet Inspection (DPI), qui inspecte en profondeur les flux de données. En juin 2009, le Wall Street Journal en détaillait le modus operandi:

Chaque paquet de données numérisées est déconstruit, analysé par mots-clés puis reconstruit, le tout en quelques millisecondes. Dans le cas de l’Iran, un seul goulot d’étranglement centralise les flux du pays tout entier, selon des ingénieurs familiers du système [...] L’Iran, qui compte environ 23 millions d’internautes, peut tracer l’ensemble des communications en ligne via Telecommunication Infrastructure Co. (TCI), qui fait partie du monopole d’Etat. Ainsi, l’ensemble des liens en provenance de l’étranger transitent par cette compagnie.

En ce sens, les craintes exprimées par Riyazi ne sont pas infondées. Limiter le nombre de points d’accès au réseau, c’est prêter le flanc aux attaques. Si d’aventure un “agent occidental”, de ceux qu’aiment régulièrement dénoncer Ahmadinejad et Khamenei, voulait éteindre le commutateur iranien, le filtrage par DPI ne serait qu’un formidable facilitateur.

Peu enclin à acheter ses serrures chez un cambrioleur, le gouvernement iranien aimerait désormais s’appuyer sur des technologies locales, et fonctionner en vase clos pour s’affranchir des lois physiques du routage. Comme le relève le site iranien Mianeh, d’autres arguments sont mis en avant pour justifier cette démarche de déconnexion: selon le régime, un tel intranet “diminuerait le coût des communications et améliorerait la bande passante”, mais surtout, “il faciliterait les transactions bancaires en ligne ou l’e-commerce”.

En février dernier, le Guardian s’étonnait de voir Mahmoud Ahmadinejad – un “farouche opposant au web” - se prononcer en faveur de Meydoonak, le premier supermarché en ligne à sortir de terre au pays des ayatollahs. Sur son blog Neteffect, Evgeny Morozov relevait une coincidence pour le moins ironique. Tandis que les autorités célébraient en grande pompe leur révolution de la grande distribution, elles coupaient une portion de leurs 80 kilomètres de fibre optique dans le sud du pays, en prévision d’une manifestation le lendemain.

Faut-il s’étonner de cette synchronicité? Le régime autoritaire iranien a bien appris sa leçon, après les émeutes de juin 2009. Mais surtout, il tente de nouer un nouveau pacte social avec son peuple: oui aux services, mais ceux que l’on vous propose. Dès lors, on ne s’étonnera pas de la récente volonté de Téhéran de créer un moteur de recherche national, qui serait attenant à cet Internet sous cloche.

Arme de géopolitique massive

Loin d’être les plus mauvais stratèges lorsqu’il s’agit de s’aventurer dans les territoires inextricables du web, les censeurs iraniens nourrissent peut-être une ambition plus profonde: faire de leur vision d’Internet un levier régional, un moyen d’asseoir une position de leader en Asie Centrale. Au début de l’année, Renesys, un important cabinet de R&D, décryptait la connectivité iranienne:

Il est clair que l’Iran possède un Internet local très riche, avec des douzaines de fournisseurs d’accès et de contenus. C’est l’un des plus anciens écosystèmes domestiques de la région, et en même temps, l’un des plus avancés.

Aujourd’hui, le trafic iranien s’appuie sur des ressorts géopolitiques assez subtils, avec des câbles qui courent depuis la Turquie, au nord, ou les Emirats Arabes Unis, au sud, dans les profondeurs du détroit d’Ormuz (construits par Alcatel-Lucent, dont le rôle en Birmanie a déjà été montré du doigt). Mais pris entre les velléités européennes de la Turquie et les enjeux millénaires autour de la porte d’accès au Golfe Persique, Téhéran cherche à solidifier sa position, en se tournant notamment vers la Russie. Partenaire stratégique, cette dernière pourrait précisément l’aider – par destination – dans ses rapports de force régionaux, puisque le contrôle de l’étranger proche exercé par Moscou agit régulièrement comme un outil de déstabilisation auprès des anciennes républiques soviétiques d’Asie Centrale.

Mais Renesys va plus loin. Le web iranien est-il en train de devenir une arme diplomatique? Selon les experts, l’Internet iranien pourrait rapidement être partagé avec l’Afghanistan et l’Irak, deux pays frontaliers dont le contrôle est essentiel dans une quête de puissance régionale. Ainsi, le gouvernement afghan aurait d’ores et déjà ajouté une “route iranienne” en marge d’un axe Londres-Karachi (au Pakistan). Déjà, certains supputent: le Pakistan pourrait être le prochain pays relié à l’Iran, ajoutant par là-même une nouvelle grille de tensions, que devront prendre en compte les diplomates occidentaux soucieux de ne pas souffler sur les braises de la poudrière irano-irako-afghano-pakistanaise (rien que ça).

Que faut-il penser de ces vents contraires? S’il affiche une volonté d’isolement sans précédent à travers la création d’un réseau coupé du monde, le gouvernement iranien cherche dans le même temps à utiliser la force des réseaux pour garder son fauteuil de leader régional. Et si, au-délà du dossier nucléaire, au-delà des parties de ping-pong verbal au pupitre des Nations unies, le véritable enjeu se situait dans le maillage étroit de la fibre optique?

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Crédits photo: Capture d’écran du site des télécoms iraniens, Flickr CC wharman, Hamed Saber

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