TICE: évaluez, rémunérez… virez
Retour sur la thèse défendue par Alain Chaptal dans un mémoire récent : les technologies de l'information et de la communication pour l'Éducation peuvent être utilisées pour payer les professeurs en fonction des résultats de leurs élèves. Voire les licencier. Les pays anglo-saxons prennent ce chemin.
Loin d’être la panacée miracle pour révolutionner l’école, les TICE (Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Éducation) sont dévoyées dans les pays anglo-saxons pour servir une politique d’“accountability punitive” issue du management des entreprises. En France, on trouve des traces de cette pensée. C’est la thèse défendue, entre autres, par Alain Chaptal, ingénieur Télécom Paris et docteur de l’Université Paris X en sciences de l’information et de la communication, dans son mémoire “Les cahiers 24×32, la situation des TICE et quelques tendances internationales d’évolution”, publié en mars dernier.
Alain Chaptal évoque surtout le cas des États-Unis sur ce point. S’ils utilisent depuis longtemps, et dans un consensus général, les technologies éducatives pour pallier les difficultés de leur système, “l’administration Bush a toutefois profondément modifié le contexte général avec la loi NCLB (No Child Left Behind, ndlr) adoptée au début de son premier mandat, fin 2001″. Un infléchissement significatif de la politique de son prédécesseur Bill Clinton.
Exit les visées pédagogiques, la loi NCLB a fixé des objectifs de réussite aux élèves, enjoints d’atteindre le niveau “proficient”, “bon”, en anglais et en mathématiques d’ici 2013, et a généralisé le recours aux tests. En ligne de mire, les professeurs :
La loi NCLB a mis en avant la notion de « accountability », rendant les établissements et leurs enseignants responsables des progrès de leurs élèves et les sommant de rendre des comptes.
Alain Chaptal décortique les visées de cette logique : “l’administration Bush a, de manière très cohérente vis-à-vis de NCLB, insisté sur la technologie comme outil d’analyse des données issues des tests pour définir des profils d’apprentissage et de succès fondés sur les statistiques tirées des résultats des élèves. On a donc assisté au développement d’une culture du résultat, fondée sur le triptyque transparence-indicateurs-incitations, reposant sur des indicateurs simplistes et aboutissant à une stigmatisation des écoles en échec.”
L’entrée dans “l’ère des comptables”
C’est l’entrée dans “l’ère des comptables”. Les TICE ont permis de récolter des traces exploitables pour évaluer l’élève, mais aussi l’enseignant. De là à les rémunérer à la “performance”, il n’y a qu’un pas, qui est en train d’être franchi.
La loi NCLB prévoit “en fonction des résultats aux tests un arsenal de sanctions allant, au bout de cinq années consécutives de non respect de la règle des progrès annuels (Adequate Yearly Progress ou AYP), jusqu’à la fermeture de l’école, le licenciement de ses personnels ou sa transformation en Charter School“. (des écoles expérimentales dérogatoires, à financement public, ndlr).
Et comme les objectifs sont inatteignables, de plus en plus d’écoles sont menacées de sanctions. En 2008-2009, “5.300 écoles exposées aux sanctions les plus radicales”, note-t-il.
Manipulations des chiffres
Assigner des objectifs, pourquoi pas, encore faut-il que ceux-ci soient définis avec précision, ce qui n’est pas le cas de la NCLB. Résultat, on a assisté à “une multitude de manipulations de la part des États chargés d’administrer ces tests mais soucieux avant tout de présenter des résultats positifs témoignant de l’excellence des politiques suivies.” Avec comme corollaire une baisse du niveau pour améliorer les résultats, “aboutissant à des disparités considérables entre États voire à des contorsions statistiques.” Au détriment des cas extrêmes, élèves trop mauvais ou trop bons, qui ne sont pas susceptibles de faire changer la notation des établissements.
Si cette politique basée sur une vision comptable empruntée à l’entreprise n’est pas nouvelle, elle prend à cause des TICE une tournure beaucoup plus poussée : “Mais ce qui donne davantage d’ampleur cette fois-ci, c’est la possibilité d’exploiter les nombreuses données issues des traces numériques découlant de l’utilisation des TICE, de mettre en évidence des profils d’apprentissage ou de progression, et, par là même, d’espérer lier la mesure de l’efficacité de l’enseignant aux résultats de ses élèves et de fonder ainsi un système de rémunération basé prioritairement non plus sur l’ancienneté mais sur le mérite.”
La fonction de l’enseignement s’en trouve dévalorisée. Déjà, c’est sous-entendre que l’enseignant a besoin de ces données “frustes”, pour évaluer les élèves critique Alain Chaptal. Ensuite, c’est penser, à tort que la politique de la carotte et du bâton sera efficace :
“Le présupposé implicite de cette approche est, en effet, que les enseignants ne font pas le maximum et qu’une incitation financière les pousserait à le faire, une vision simpliste non seulement en contradiction absolue avec ce qui constitue partout la culture enseignante mais également avec la réalité qui est que, confrontés à des élèves difficiles en rupture, les enseignants ne savent, le plus souvent, tout simplement plus quoi faire pour arriver à les intéresser.”
Cette logique dénommée “Nouvelle Gestion Publique” ou “Nouveau Management Public” peut s’appliquer à d’autres services publics. Les managers aux manettes imposent de “se conformer à de nouvelles règles de gestion en assumant les principes du ‘business’ dans leurs relations aux usagers.” Dans ce contexte, on voit se développer une méfiance vis-à-vis des professeurs, “qui alimente l’objectif d’une éducation ‘Teacher Proof’, à l’épreuve des professeurs, imperméable au facteur humain.”
Barack Obama confirme la tendance
Si elle n’était que le fait d’une minorité, cela ne serait pas inquiétant, or c’est une tendance forte actuellement souligne Alain Chaptal. Et Barack Obama, contrairement à ce que l’on aurait pu croire, va dans ce sens. Sous la houlette de son ministre de l’Éducation Arne Duncan, le fonds Race to the top a été mis en place pour financer des initiatives au niveau des États, “selon divers axes prioritaires parmi lesquels : développer des standards communs, développer un système de suivi des données longitudinales pour améliorer l’enseignement, différencier l’effectivité des principaux et des enseignants selon leur performance, améliorer l’affectation équitable des enseignants, ‘turning around struggling schools’… L’accent est mis sur la rapidité du « feed back » pour les tests (un délai de 72 heures maximum est souhaité), ce qui impose le recours à des technologies d’évaluation très automatisées donc fondées sur les TIC. S’y ajoutent des critères préalables pour que les États soient éligibles : qu’aucune législation ne limite l’ouverture de Charter Schools ni le fait de pouvoir utiliser les résultats des élèves pour évaluer enseignants et principaux.”
Une logique qui suscite des levées de boucliers dans les milieux de la recherche. Ces derniers dénoncent son manque de fondement, en contradiction avec la pseudo-scientificité avancée pour la justifier. L’association américaine de la recherche en éducation, l’AERA indiquait ainsi :
“AERA agrees that measurement of student achievement must be regarded as central to evaluation of efforts at school improvement. However, neither research evidence related to growth models nor best practice related to assessment supports the proposed requirement that assessment of teachers and principals be based centrally on student achievement.”
En France, des traces de cette pensée
Le terme “turning around”, emprunté directement au monde de l’entreprise, est une illustration emblématique de cette logique. Le turning around fait parti des quatre solutions proposées aux écoles en situation d’échec au regard des objectifs assignées. Dans ce qui s’apparente à une stratégie du choc appliquée à l’école, pour reprendre l’expression de Naomi Klein, on “licencie le principal et la moitié du corps enseignant pour mettre en place une nouvelle gouvernance et de nouveaux programmes”. Sans, là encore, que l’efficacité de la “méthode” soit prouvée.
C’est sur une tonalité inquiète qu’Alain Chaptal conclut ce panorama de ce glissement dans l’usage des TICE, qu’il qualifie de “préoccupante”. Faut-il craindre la même évolution en France ? Il énumère des traces d’une telle tentation anglo-saxonne, du rapport Camdessus, “le livre de chevet” de Nicolas Sarkozy, au rapport Attali pour la libération de la croissance. Il s’attarde plus sur un document de 2008, le rapport Maguain, resté inconnu du grand public, qui indique :
« b) Rémunérer en partie les enseignants en fonction de leur mérite » :
« Les mécanismes du type salaire au mérite fonctionnent lorsqu’ils s’accompagnent d’un certain nombre de garde-fous afin d’éviter leurs effets pervers (manipulation, collusion etc.). …/… L’exploitation des évaluations des élèves pourrait également servir à renseigner l’enseignant sur les acquis et les besoins de chaque élève afin de différentier sa pédagogie, d’ajuster les rythmes d’apprentissage et de mettre en place si nécessaire une aide davantage individualisée. »
Autre contribution dans ce sens, le rapport Le Mèner sur la revalorisation du métier d’enseignant. Dans la rubrique « Apprécier la performance de l’enseignant devant les élèves » :
« La revalorisation du métier d’enseignant implique de mieux reconnaître la performance pédagogique réelle de l’enseignant et de récompenser celle-ci. »
“S’agit-il de ballons d’essais destinés à préparer l’opinion, de véritables intentions, d’un manque d’imagination que pallie une forme sournoise de « copier-coller » ?” s’interroge Alain Chaptal. À la lecture de son mémoire, on espère que le ballon va exploser en plein décollage.
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À lire “Les cahiers 24×32, la situation des TICE et quelques tendances internationales d’évolution”, Alain Chaptal, Paris 8, Labsic Université Paris 13
Image CC Flickr timlewisnm ; image de Une Marion Boucharlat pour OWNI /-)
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