Robert Niles: “cesser de diaboliser l’agrégation”

Le 22 mars 2010

Journaliste et blogueur américain, Robert Niles suggère de pousser au bout le principe de l'agrégation dans le fonctionnement de l'information. C'est ainsi que les journalistes serviront au mieux la communauté et que de nouveaux business models émergeront, explique-t-il dans un billet publié sur l'OJR et que nous avons traduit.

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Image CC Vishhh (Busy) sur Flickr

L’agrégation est le principe premier de fonctionnement de l’information : c’est l’idée développée par le journaliste et blogueur américain Robert Niles dans un billet publié sur l’OJR. Elle ne pouvait que susciter la curiosité de la soucoupe. Effectivement, sa vision possède d’autres points communs avec la démarche entreprise par Owni : agréger, c’est mettre la communauté au centre dans le processus d’editing, pour produire de la valeur sociale, ce qui distingue radicalement des “aspirateurs” à contenus”. Chercher avant tout l’intérêt de la communauté c’est aussi permettre à celle-ci de participer à des projets, en particulier de data journalisme crowdsourcé. Tiens, tiens, ça nous rappelle quelque chose

Robert Niles propose également de rendre “embeddable” les contenus produits par les journalistes : l’information est à la fois un puzzle et pièce d’autres puzzles. Un virage à 180°, à l’heure où la tentation du paywall se fait pressante. Poussant encore plus loin, il propose de créer ce qu’on pourrait appeler des régies publicitaires communautaires. Deux idées qui, pour séduisantes qu’elles soient, ne sont pas sans poser des questions juridiques.

On attend votre point de vue sur ses propositions ;-)

Créer ou agréger : quelle est la vraie valeur ajoutée du journalisme d’aujourd’hui ?

Le texte qui suit est une transcription retravaillée de remarques que j’ai partagées le week-end dernier à la conférence WAN IFRA sur le futur des médias et du journalisme à Singapour.

Générer du contenu original ou agréger celui des autres ? Si vous gérez (ou si vous lancez) un site d’information, quel modèle choisir ?

C’est une question-piège… car il s’agit de la même chose. Le contenu “original” des journalistes a toujours été le fruit de l’agrégation.

Regardons les journaux où j’ai travaillé, d’un petit quotidien à Bloomington, dans l’Indiana, jusqu’au Los Angeles Times. Chaque journal publie des reportages provenant d’agences de presse, d’agences spécialisées, de free-lances… même des lettres et des tribunes libres de lecteurs. C’est de l’agrégation. Même les articles supposés “originaux” sont au final le produit de l’agrégation.

Si nous ne publiions pas de l’agrégation, si nous créions vraiment du contenu original, nous écririons de la fiction, issue de la créativité de notre imagination. En tant que journaliste, nous essayons de ne pas faire cela.

C’est un choix faussé : créer versus agréger. L’industrie de la presse a depuis un moment optimisé le recours à l’agrégation pour son média. Le vrai choix est donc : devons-nous utiliser l’agrégation de la façon dont l’industrie du papier l’a toujours fait ou de la façon dont une nouvelle génération de start-ups en ligne le fait ?

Quelle est donc le trait distinctif de cette nouvelle forme d’agrégation que nous voyons maintenant en ligne ? C’est que cela ne revient pas cher. Ils utilisent l’automatisation, comme Google News, et les réseaux sociaux, comme Facebook, pour rassembler des sources d’information. Tout cela est bien moins coûteux que ce que les professionnels de l’industrie de la presse peuvent faire avec une organisation traditionnelle de leur rédaction pour le reportage, l’editing et la mise en page.

Ces agrégateurs en ligne disposent d’un coût-avantage signifiant sur un marché compétitif auquel tous les nouveaux éditeurs d’information sont confrontés. Mais y a-t-il une quelconque valeur sociale dans l’agrégation produite à bon marché qui prolifère actuellement sur Internet ?

Mes origines universitaires sont un peu inhabituelles pour un journaliste : ma spécialité en premier cycle était les mathématiques. De mon point de vue, tout cela se réduit à une équation. La valeur que possède au final une publication sur le marché est égale à ce que les lecteurs (ou les annonceurs ou les investisseurs) sont prêts à payer pour elle moins le coût auquel elle revient. C’est cela. Si le nombre qui résulte est positif, alors vous possédez de la valeur. S’il est négatif, alors vous avez un problème.

Les frais engagés pour produire du contenu sont si bas pour de nombreux agrégateurs qu’ils n’ont pas besoin d’une importante communauté pour trouver de la valeur dans ce qu’elle produit et être ainsi solvable.

Si un assez petit groupe d’individus trouve de la valeur à obtenir de l’information dans le mélange particulier de contenus que les agrégateurs fournissent, ces derniers obtiennent suffisamment de revenus, en général liés à la publicité, et peuvent alors rester sur le marché.

Ironie de l’histoire : un journal de grande envergure à l’échelle d’une ville ou du pays peut créer énormément de valeur pour son lectorat, avec des revenus publicitaires conséquents et des ventes directes. Mais ces ressources ne sont pas suffisantes pour les propriétaires car le marché est compétitif et les coûts de production très importants. Donc, même si un journal traditionnel délivre plus de bénéfice social à un public qu’un agrégateur, la différence entre les coûts de production favorise les arrivistes du web.

S’inspirer des arrivistes du web

Le challenge pour l’industrie de la presse est donc désormais d’observer ce que font ces agrégateurs et, à partir de ça, d’apprendre ce que les rédactions traditionnelles peuvent faire pour agréger l’information qu’ils ont collecté de leurs communautés par des moyens moins coûteux, et qui serviraient au mieux la communauté.

Ce mot -communauté- nous l’utiliserons je l’espère beaucoup au cours de cette conférence. Je partage le point de vue de Jeff [Jarvis, qui a également parlé plus tôt aujourd'hui] et Reginald [Chua, le rédacteur en chef du South China Morning Post, qui s'est aussi exprimé ce jour], que nous sommes en fait dans le business de la communauté. Nous considérons que nous faisons partie du business de la publication mais nous devrions faire un pas de côté et considérer que nous appartenons au business de la communauté. D’un angle différent, – vous voyez, je retourne de nouveau aux maths-, le chemin vers le futur devient peut-être plus clair.

La clé du succès de tout business, c’est de trouver où se trouve le manque sur le marché : de quoi la communauté a t-elle besoin ? Votre rôle de journaliste qui essaye de rester viable sur le marché, c’est de comprendre quels sont les manques de la communauté. (J’ai écrit à ce sujet dans Faire du journalisme en 2010 consiste à organiser la communauté). Puis, le besoin identifié, réfléchissez à la façon dont vous pourriez utiliser l’information que vous pouvez collecter – agréger- pour satisfaire ces besoins, pour soulager le manque.

Rassembler la communauté et les journalistes au même endroit

Si le contenu fourni par les lecteurs doit faire partie de la solution, et je crois que cela devrait l’être, alors ne faites pas l’erreur de le mettre à l’écart dans sa propre section sur votre site. La communauté que vous servez doit se réunir sur votre site, ce qui signifie que les lecteurs (les sources et le public) et les journalistes doivent se rassembler au même endroit.

Même les sources de notre rédaction traditionnelle utilisent désormais de nouvelles façons de communiquer avec la communauté, en nous contournant. Ils sont sur Facebook et Twitter ; ils bloguent et envoient des newsletters. Ils s’expriment dans des communautés en ligne, des forums de discussion et des réseaux sociaux au sein de la communauté élargie.

Dressons la liste de ces avenues où la communauté échange et réfléchissons à comment nous, les journalistes, pouvons créer un réseau qui permettrait à ces avenues de fusionner. Et le faire d’une manière qui nous aidera à jouer notre rôle d’organisateur de cette communauté élargie. Continuons à agréger les voix de notre communauté mais commençons à le faire de plus en plus avec l’automatisation et les outils des médias sociaux.

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Image CC jordigraells sur Flickr

Comment faire cela sans alourdir le budget de notre rédaction ? Une fois de plus, tirons des enseignements des arrivistes du Net. Nous avons besoin de développer et d’employer plus de journalistes-programmeurs, des gens possédant des compétences en informatique et une sensibilité journalistique. Certaines écoles de journalisme aux Etats-Unis ont inclus cela à leur programme. A l’université de Northwestern, mon alma mater, la Medill School of Journalism a créé un cycle d’études pour former les programmeurs à créer des applications pour la prochaine génération de recherche et de reportage assisté par ordinateur. Nous avons besoin de gens capables de créer des outils qui subviennent aux besoins de communautés florissantes et responsables, au lieu de compter sur des outils de commentaire et des forums de discussion qui sont trop facilement détournés par des trolls. Nous avons besoin de gens qui peuvent prendre les données gouvernementales et les données de l’industrie et créer des applications qui rendent cette information disponible au public, par des moyens et dans des formats qu’ils comprennent et avec lesquels ils peuvent faire quelque chose.

C’est une autre façon de créer de la valeur : nous devrions créer des manières nouvelles pour le public de s’approprier nos données, nos reportages et lui permettre de les agréger facilement dans ses propres blogs, Twitter et réseaux sociaux. Nous parlions plus tôt de la manière dont YouTube a réussi à s’emparer du marché de la vidéo en ligne en fournissant du code facile à utiliser qui autorise n’importe qui à intégrer une vidéo YouTube sur un blog ou un site. Nous avons besoin de journalistes programmeurs qui conçoivent pour nous des manières de réduire nos dépenses de distribution en permettant à nos lecteurs de devenir notre propre réseau de distribution.

Nous devons surmonter cette mentalité qui nous pousse à croire que l’agrégation est une mauvaise chose. Cette mentalité nous empêche de développer des outils qui autorisent les lecteurs à agréger notre contenu, et de la sorte, à devenir nos partenaires dans une communauté de l’information.

Comment faire de l’argent avec tout cela ? N’oublions pas que pour nombre de nos lecteurs, la publicité, c’est du contenu. Les gens aiment lire certaines publicités. Pourquoi ne pas créer des canaux de distribution pour que les gens agrègent et syndiquent nos publicités, comme ils le font peut-être de nos articles, blog posts et liens ? Quand les gens sont intéressés par nos contenus, y compris la publicité, nous devons trouver des moyens d’exposer ce contenu à une communauté plus large.

Pensez comme un réseau

Pensez comme un réseau. Pourquoi ne pas conclure des accords avec d’autres blogs et sites qui couvrent votre communauté pour vendre des publicités sur leurs sites, pour permettre à votre service publicité de rester leader dans la communauté ? Faites-moi confiance, ces éditeurs accueilleraient volontiers ce revenu supplémentaire, même si le journal en prend une part. Et pourquoi ne pas prendre le chemin inverse, aussi ? Laissons les blogueurs qui peuvent atteindre et servir les intérêts d’annonceurs de proximité plus petits placer de la publicité dans nos journaux et sites, et laissons les prendre une part du revenu. Cela étend juste notre portée sur les marchés que nos forces de vente ne peuvent atteindre, à un coût nul pour nous.

Ce modèle spécifique que vous utiliserez sera aussi unique que la communauté que vous avez choisi de couvrir en tant que journaliste. Mais pour trouver ce modèle, il faut d’abord cesser de diaboliser l’agrégation. C’est depuis longtemps le fondement de notre industrie.

En lieu et place, considérons cette crise comme une opportunité de reconnecter avec nos communautés et de recréer le journalisme du 21ème siècle de façon à mieux servir les besoins de ces communautés.

Billet initialement publié sur l’OJR sous le titre “Creation or aggregation: What is the real added value of today’s journalism?” Traduction Sabine Blanc et Guillaume Ledit.

(Re)lisez aussi ce billet sur le journaliste-programmeur publié par la soucoupe

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