OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Grenelle 1794 – Fukushima 2011 http://owni.fr/2011/04/03/grenelle-1794-fukushima-2011/ http://owni.fr/2011/04/03/grenelle-1794-fukushima-2011/#comments Sun, 03 Apr 2011 12:00:51 +0000 Guillaume Mazeau http://owni.fr/?p=54784 Parmi les événements historiques qui peuvent aider à comprendre le désastre qui vient de frapper le Japon, le fameux tremblement de terre de Lisbonne vient spontanément à l’esprit. En novembre 1755, le séisme, suivi d’un raz-de-marée, provoqua entre 100.000 et 130.000 morts, soit la moitié de la population lisboète. Mais il est aussi connu pour avoir déclenché un vaste débat entre penseurs des Lumières sur la théodicée, le rôle de la Providence dans l’histoire et le sens de la vie humaine.

À la fin du 18e siècle, les événements naturels sont de moins en moins interprétés comme des châtiments divins, mais comme des aléas dépourvus de signification religieuse ou morale. Lorsqu’elle se déchaîne, la nature ne révèle aucun sens caché. Comme les éruptions volcaniques, les séismes ne sont plus seulement vus comme des fléaux mais aussi comme des « catastrophes naturelles », dont l’ampleur dépend de la capacité des hommes à les prévoir et à en atténuer les effets.

Ruines de Lisbonne, gravure allemande, 1755

Même si ses conséquences humaines sont terribles, probablement plus de 10.000 morts, le séisme du Japon révèle combien la vulnérabilité des populations varie selon leur degré de développement : comment oublier le tremblement de terre qui a ravagé Haïti en 2010, responsable de 200.000 morts et de millions de sans-abris, qui vivent encore aujourd’hui dans les ruines ?
En outre, l’événement naturel se transforme d’autant plus facilement en catastrophe qu’il affecte les intérêts du plus grand nombre. En 1783, la série de secousses qui touche la région de Messine fait trois fois plus de victimes qu’à Lisbonne mais comme elle concerne surtout des populations paysannes et qu’elle ne menace pas l’économie transatlantique, elle est bien moins couverte par la presse européenne. Faute de sources, elle est aujourd’hui moins connue des historiens.

Ville de Messine après le tremblement de terre

L’empathie de l’opinion mondiale est sélective

Aujourd’hui, alors que nombre de puissances ont fait le choix de l’industrie nucléaire, ce qui fascine tant les médias dans ce qui arrive au Japon n’est pas tant le séisme ou le tsunami que le risque d’une explosion des réacteurs de la centrale de Fukushima. Plutôt que de mobiliser le souvenir de Lisbonne, 1755, c’est donc plutôt à Grenelle, 1794, qu’il faut penser. Totalement oublié, l’événement est pourtant bien plus utile pour comprendre les enjeux politiques que posent aujourd’hui les risques naturels, qui s’accompagnent aujourd’hui presque toujours de risques technologiques.

Revenons sur les faits. Le 31 août 1794, à sept heures du matin, en plein Paris, la poudrerie de Grenelle, construite pour répondre aux besoins de la guerre, explose, détruisant les environs immédiats, propulsant des débris à plus de dix kilomètres et laissant plus de 1.000 morts. Mal connu et même largement oublié, le premier accident technologique de l’histoire européenne est pourtant identifié par un document [pdf] édité en 2006 par le ministère de l’Environnement comme l’événement qui aurait inspiré les premières lois de régulation des nuisances industrielles (1810). Repris par de nombreux experts et historiens, ce document construit une image rassurante : dès l’origine de l’industrialisme, les autorités politiques françaises auraient presque immédiatement pris conscience de la dangerosité des installations pour la santé des populations et mis en place une législation prévenant les pollutions et risques industriels. De Grenelle (1794) à AZF (2003), l’État responsable aurait ainsi constamment rempli sa mission de protection des populations face au développement de l’industrie. Les travaux de l’historien Thomas Le Roux (voir sa page) permettent aujourd’hui de remettre en cause cette légende.

Le drame n’entraine aucune loi sur la régulation des risques industriels

Parce qu’elle touchait un domaine relatif aux intérêts de l’État (la défense nationale) et que personne ne souhaitait brider le développement de l’industrie naissante, l’explosion de la poudrerie de Grenelle n’inspira directement aucune loi sur la régulation des risques industriels. Bien au contraire : dès 1794, malgré le traumatisme causé, malgré les signaux d’alarme tirés par certains experts, malgré les pensions versées aux familles des victimes, l’événement est rapidement occulté par les autorités. Les industries sensibles, liées à la sécurité nationale, sont ainsi délibérément tenues à l’écart de la législation sur les établissements insalubres de 1810, surtout destinée à limiter les pollutions massives engendrées par l’industrie chimique. La régulation des risques liés aux industries de guerre est, quant à elle, cantonnée dans un cadre législatif dérogatoire.

Peut-on, au nom des intérêts supérieurs de l’État, soustraire un certain nombre d’activités industrielles jugées vitales à l’indépendance politique ou énergétique, à la nécessité de protéger les populations et au droit de regard de la société civile ? C’est la question que posent, à plus de deux siècles de distance, les événements de Grenelle et de Fukushima. Mais si dans ce domaine, la raison d’État et l’opacité des autorités politiques restent importantes, les voix qui s’élèvent aujourd’hui pour demander un débat sur l’avenir du nucléaire en France montrent que depuis la fin du 18e siècle, rien n’est plus pareil : grâce aux progrès démocratiques, à la liberté de l’information et à la prise de conscience de la montée des risques technologiques, les citoyens disposent de ressources politiques dont leurs ancêtres étaient totalement dépourvus pour se saisir de leur destin.

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Publié initialement sur le blog Lumières du siècle sous le titre “Accidents technologiques et démocratie, du Japon à Grenelle”

Crédits photos et illustrations via Wikimedia Commons : par Sandover at en.wikipedia [Public domain], de Wikimedia Commons, sauf vignette de une : gravure extraite du document du ministère de l’Environnement cité dans le billet.

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Femmes et Révolutions http://owni.fr/2011/03/10/femmes-et-revolutions/ http://owni.fr/2011/03/10/femmes-et-revolutions/#comments Thu, 10 Mar 2011 12:26:37 +0000 Guillaume Mazeau http://owni.fr/?p=46872 Ndlr: Billet publié sur owni le 17 février 2011. Rendez-vous le 22 mars pour la Nuit-Sujet Owni/Radio Nova sur le thème “Dégage” autour de la mise en réseau du monde et de son impact politique global.

Basta Berlusconi !

Dimanche 13 février, des milliers d’Italiennes sont descendues dans la rue contre leur Premier ministre, dont l’interminable « saga priapique » renvoie une image virile du pouvoir et réduit les femmes à des objets sexuels.

Cette manifestation remet en cause les idées reçues sur la place des femmes dans la société européenne, mais pas seulement. S’inspirant des « Ben Ali, dégage ! » et des « Mubarak, dégage ! », criés depuis plusieurs semaines par les femmes tunisiennes et égyptiennes, les Italiennes démontrent que depuis quelques semaines, les modèles politiques et sociaux ne circulent plus dans le même sens par-delà les rives de la Méditerranée.
Les mouvements qui secouent la Tunisie, l’Egypte, l’Algérie mais aussi la Jordanie et le Yémen incitent à revoir les clichés occidentaux sur la sujétion des femmes dans les pays arabes.

Remise en cause de la domination masculine

Dans l’histoire, les crises, en particulier les guerres et les révolutions, ont souvent engendré une remise en cause de la domination masculine. La vague révolutionnaire qui secoua l’Atlantique il y a deux cents ans fut en grande partie animée par des femmes souvent privées de tout droit. Elles y gagnèrent un peu, espérèrent beaucoup mais virent la parenthèse se refermer après les premiers moments d’enthousiasme. Pour les femmes, les révolutions américaine et française du 18e siècle se finirent en queue de poisson.

Aux Etats-Unis, aucune des nouvelles constitutions d’Etat ne leur accorda le droit de vote, sauf au New Jersey… jusqu’en 1807.
En France, on voulut terminer la révolution en imposant une nouvelle barrière des sexes : après thermidor an II (juillet 1794), le citoyen modèle sur lequel on entendit reconstruire la société était le père de famille et le bon mari. Depuis quelques jours, certaines Egyptiennes paient le prix fort pour s’être, pendant quelques jours, émancipées des conventions sociales.

Certaines formes de mobilisation féminine du “printemps arabe” semblent révéler des invariants intemporels. Comme les Françaises des journées d’Octobre 1789, une partie des femmes du Maghreb se sont mobilisées contre le prix du pain. Comme les patriotes américaines qui rejoignaient les campements de l’armée révolutionnaire pendant la Guerre d’Indépendance entre 1775 et 1783, certaines Cairotes se sont employées à soigner les blessés de la place Tahrir.
Aux yeux des hommes, ces actions sont rassurantes : les femmes de tout temps et de tout pays sont ainsi réduites à des vertus nourricières et curatives, associées à l’ « éternelle » fonction maternelle.

De ce point de vue, ce qui se trame en Tunisie ou en Egypte est radicalement différent. Celles qui prennent la parole à Tunis, Le Caire, Suez ou Alexandrie, vivent certes sous le joug de la domination masculine. Mais elles ne sont pas les femmes du 18e siècle, qui étaient totalement privées de droits. N’en déplaise aux visions occidentales, les Tunisiennes et Egyptiennes ont vu leur statut lentement s’améliorer depuis les années 1920, en partie depuis les mobilisations féminines de la « première révolution » égyptienne de 1919.

Plus alphabétisées que les femmes du Siècle des Lumières, diplômées, plus politisées mais aussi plus intégrées à la société civile, beaucoup de maghrébines, encadrées par des associations comme l’Association des Femmes Démocrates en Tunisie ou inspirées par des avant-gardes comme Nawal El Saadawi en Egypte, ne défendent pas seulement leurs acquis. Elles revendiquent aussi le droit de participer à la vie civique et au débat politique.

Femmes et Islamisme

Faut-il voir en elles les chevaux de Troie de l’islamisme ? Le point de vue laïc et très franco-français aide aussi peu à comprendre le passé que le présent. Certes, des Vendéennes catholiques de la fin du 18e siècle aux manifestantes voilées de la place Tahrir, certaines femmes, très impliquées dans la religion et donc dans la vie sociale, se mobilisent parfois au nom de leur foi.
Pourtant, cela ne veut évidemment pas dire qu’elles ne défendent aucune opinion politique et qu’elles sont systématiquement manipulées par les « fous de Dieu ».

Comme l’indique le politologue Olivier Roy , l’évolution de la place des femmes au sein de la « société  post-islamiste » ne se réduit évidemment pas à un combat entre laïcité et intégrisme.
Si des milliers de Tunisiennes redoutent que leurs droits soient remis en cause par le retour du leader islamiste Ghannouchi, nombre d’entre elles entendent aussi pouvoir exprimer leur liberté de conscience sans subir le regard des autres lorsqu’elles portent le voile.

Jeunes ou âgées, qu’elles défilent en tête nue ou en hijab, les « Femmes du Caire », dont Yousry Nasrallah décrivait en 2010 les désirs d’émancipation dans un film engagé,ne peuvent donc être observées avec les clichés historiques ou sociaux que les experts occidentaux ont tendance à leur appliquer. C’est ce qui donne à leur mobilisation toute sa modernité.

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Publié initialement sur le blog Les lumières du siècle sous le titre : Femmes du Caire
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Crédits photos via Flickr [cc-by-nc-sa] 3arabawy, enseignantes et jeune femme sur Tahrir Square

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Amnésie européenne http://owni.fr/2011/02/25/amnesie-europeenne-tunisie-egypte-revolution/ http://owni.fr/2011/02/25/amnesie-europeenne-tunisie-egypte-revolution/#comments Fri, 25 Feb 2011 11:00:12 +0000 Guillaume Mazeau http://owni.fr/?p=48271 Jamais la défiance envers les révolutions n’aura été si forte. En 1989, l’Occident avait salué l’émancipation des pays du bloc soviétique dans un concert de louanges. En France, où, par coïncidence, on commémorait le bicentenaire de la révolution locale, 1989 avait été, tout comme le « printemps des peuples » de 1848, salué à la lumière de 1789.

Aujourd’hui, la peur a succédé à la fête. Au-delà des éternels irréductibles, par principe favorables ou opposés à l’idée même de révolution, au-delà de ceux qui s’évertuent à voir dans les mouvements de 2011 la suite logique d’une « fin de l’histoire » commencée avec la révolution américaine de la fin du 18e siècle, beaucoup d’hommes politiques, d’intellectuels et d’experts occidentaux expriment leur malaise face aux révoltes et révolutions de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Pour beaucoup, la chute des régimes risque de libérer un islamisme jusqu’ici muselé, mais qui s’imposera tôt ou tard, instaurant des dictatures religieuses aux portes de l’Europe.

Le 11 septembre 2001 a irrémédiablement changé notre lecture de l’histoire. L’islamisme a remplacé le communisme comme principale force contrariant l’inévitable victoire planétaire de la démocratie libérale occidentale.

2011 est donc lu à travers le prisme de 1979… et de 1996, deux révolutions catastrophiques pour cette version occidentale de l’histoire mondiale. En 1978, la chute du Shah d’Iran avait, dès l’année suivante, laissé place à une violente contre-révolution islamiste. En 1996, à peine quatre ans après le départ des Soviétiques, les Taliban s’étaient imposé en Afghanistan, incarnant aussitôt l’ennemi numéro un de l’Occident.

Révolutions sans ou contre la religion ?

Il serait irresponsable de nier le risque de l’islamisme. Mais, comme le note Vincent Duclert, encore faut-il l’apprécier dans sa complexité et éviter les amalgames. Les risques ne sont pas les mêmes dans chaque pays. L’islam n’est évidemment pas incompatible avec la démocratie. Le précédent de l’AKP turc révèle combien l’islamisme modéré a changé. Pour le politologue Olivier Roy, l’Occident fait même un contresens total en voyant les peuples arabes comme autant de sociétés nécessairement promises à l’islamisme (« Comme solution politique, l’islamisme est fini », Rue89, 20 février 2011). En Égypte, la religion est une source de mobilisation politique : les plus grandes manifestations ont eu lieu les vendredis, jours de prière. En outre, comment oublier le rôle des Coptes dans les évènements de la place Tahrir, pourtant passé totalement inaperçu des Occidentaux ?

L’histoire aide en partie à expliquer que les révoltes et révolutions du Maghreb et Moyen-Orient soient ainsi amalgamées à des contre-révolutions islamistes. Dans les sociétés occidentales sécularisées, beaucoup sont convaincus qu’une vraie révolution se fait sans la religion, voire contre la religion. Prenant en exemple la Révolution française, certains pensent même que toute révolution réalisée avec la religion doit être disqualifiée ou niée dans sa réalité.

« Déchristianisation » imaginée

Ce gallocentrisme laïc n’est en réalité qu’une révision de l’histoire des révolutions occidentales de la fin du 18e siècle, dans lesquelles la religion fut toujours au cœur des débats. Dans les colonies américaines, nombre de patriotes étaient des puritains et des dissidents chassés d’Europe, se battant contre la tyrannie anglaise au nom de leurs convictions religieuses. En France, les réformateurs issus du jansénisme, des ordres mineurs, du bas clergé ou des protestants ont joué un rôle de premier plan dans la contestation de la monarchie absolue.

Contrairement aux assertions d’une partie des historiographies catholique ou républicaine laïque fustigeant ou célébrant la mémoire de la « déchristianisation », jamais la Première République française n’a combattu le catholicisme en tant que religion, mais plutôt comme force d’opposition politique. Dans les Pays-Bas autrichiens, l’activisme du séminaire de Louvain en 1786 et 1787, a quant à lui, joué un rôle bien connu dans la révolution brabançonne de 1789.

On pourrait multiplier les exemples : à la fin du 18e siècle, la démocratisation des sociétés occidentales, effectuée à l’occasion d’un cycle de révoltes et révolutions dont on aime à célébrer l’avant-gardisme séculier, ne s’est, à aucun moment, produite « contre » ni « sans » le christianisme, mais avec ses nombreuses réformes et déclinaisons, donnant naissance à des régimes plus (États-Unis) ou moins (France) influencés par lui.

L’incrédulité d’une partie des Occidentaux, en particulier des Français, à l’égard de la capacité des pays de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à concilier la démocratie et l’islam, n’est donc pas seulement une nouvelle marque d’islamophobie. C’est aussi un curieux oubli de leur propre histoire.

Article initialement paru sur Lumières du Siècle, le blog de Guillaume Mazeau

Crédits Photo CC : Wikimedia Commons // FlickR Frédéric Poirot

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Tunisie, Egypte: le spectre de la Terreur? http://owni.fr/2011/02/10/tunisie-egypte-le-spectre-de-la-terreur/ http://owni.fr/2011/02/10/tunisie-egypte-le-spectre-de-la-terreur/#comments Thu, 10 Feb 2011 11:07:17 +0000 Guillaume Mazeau http://owni.fr/?p=45816 Le 27 juillet 1794 (9 thermidor an II), Robespierre est mis en accusation. Après une nuit de confusion il est arrêté puis guillotiné avec ses proches. La France va enfin pouvoir sortir de la Révolution. En tout cas, c’est ce que ses amis de la veille tentent de faire croire, grâce à une géniale invention : la Terreur.

Dans les jours qui suivent l’exécution de l’ « Incorruptible », Barère puis Fréron et Tallien réussissent à imposer l’idée que depuis plusieurs mois, la Révolution a dégénéré en une politique volontariste de violences systématiques, entièrement organisées par la faction au sommet de l’Etat et perpétrées par des sans-culottes sanguinaires. Les historiens ont montré combien la réalité avait été plus compliquée.

Qu’importe. La « Terreur » est une formidable machine à raconter des histoires : en rejetant la responsabilité des violences sur Robespierre et ses séides, les hommes de thermidor peuvent se dédouaner des exactions commises entre 1793 et 1794 et ainsi présenter leur coup d’Etat comme un acte salvateur. Terminer la Révolution, c’est arrêter la Terreur.

La grande confusion

La Terreur et la Révolution sont aujourd’hui toujours confondues. La Révolution est sans cesse suspectée de dériver vers la Terreur. Cet effrayant amalgame entre les grands moments d’émancipation et les pires actes de violence inspira à Jean-François Copé, en pleine affaire Woerth-Bettencourt, ce confondant lapsus :

il règne actuellement une ambiance malsaine de nuit du 4 août.

La fin des privilèges était ainsi assimilée à un traumatisme de l’histoire.

Je dis « admiration » mais je dis aussi « vigilance », car ce qu’on sait surtout aujourd’hui, c’est qu’on ne sait pas comment ça va tourner.

(Alain Finkielkraut, Le Monde (édition abonnée), 6-7 février 2011).

Le silence gêné d’intellectuels de gauche comme de droite devant les révoltes et révolutions des pays arabes s’explique par cette pensée commune. Au-delà du précédent iranien, la peur de voir ces révolutions dégénérer en dictature islamiste cache la conviction que toute Révolution dérive nécessairement en Terreur.

Il est impossible de nier les violences qui accompagnent les évènements depuis plusieurs semaines. Mais d’où viennent-elles ? Des manifestants ? En Tunisie, ils se sont exprimés par des immolations, actes retournés contre eux-mêmes, ou par des pillages ciblés, visant les biens du clan Ben Ali. En Egypte, les insurgés manifestent, parfois au prix de leur vie, sur la place Tahrir.

L’alibi du peuple barbare

Il est triste de devoir rappeler cette évidence : à Tunis comme au Caire, la révolte, la révolution n’a pas engendré la terreur mais a été provoquée par celle de l’Ancien régime. Nombre d’occidentaux se sont laissé piéger par la propagande de Ben Ali, qui dénonçait des “actes terroristes impardonnables perpétrés par des voyous cagoulés” ou de celle de la télévision égyptienne d’Etat, annonçant étrangement le 2 février que le seul décès dû aux violences de la journée était “celui d’un conscrit des forces armées”. Des sans-culottes buveurs de sang diabolisés par les thermidoriens  en 1794 aux “casseurs” du Caire, à chaque fois, l’Etat tente d’imposer l’image du peuple barbare pour disqualifier la Révolution tout entière.

Mais justement. Ce qui se passe dans les pays arabes n’a rien de commun avec les violences et massacres qui ont bel et bien émaillé la Révolution française. Pour le moment,  le terroriste n’est pas le peuple mais bien l’Etat. A Tunis et au Caire, des milices et des policiers en civil ont été envoyés commettre des meurtres et des pillages pour liguer la population contre les insurgés. Les soit-disant “pro-Moubarak” arrivés “spontanément” pour mater les manifestants, laissant plusieurs morts et des centaines de blessés, étaient en réalité de véritables mercenaires recrutés dans les quartiers pauvres et faisant partie de la clientèle habituelle du régime.

Les régimes autoritaires tunisien et égyptien ont instrumentalisé les clichés sur la violence du peuple pour semer la terreur, discréditer les insurrections et Révolutions. Qu’en France, beaucoup ne l’aient pas vu (“A Paris, l’intelligentsia du silence”, Le Monde (édition abonnée), 6-7 février 2011, article de Thomas Wieder), voilà qui en dit autant sur la radicale nouveauté du “printemps arabe”, que sur la méfiance des intellectuels français à l’égard de toute forme de révolution depuis les désillusions du communisme.

>> Article initialement publié sur le blog de Guillaume Mazeau

>> Crédits photo: Flickr CC quapan / omarroberthamilton

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La révolution tunisienne, une seconde décolonisation http://owni.fr/2011/01/29/la-revolution-tunisienne-une-seconde-decolonisation/ http://owni.fr/2011/01/29/la-revolution-tunisienne-une-seconde-decolonisation/#comments Sat, 29 Jan 2011 13:00:24 +0000 Guillaume Mazeau http://owni.fr/?p=44321 Samedi 22 janvier, 300 habitants de Menzel Bouzaiane ont pris la route de Tunis. Dans chaque village traversé, des volontaires ont grossi les rangs de ce convoi hétéroclite, au son des motos, des camions et des camionnettes. En chemin, les modestes marcheurs ont été rejoints par des syndicalistes, des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme. Le soir, à Regueb, ils étaient plus d’un millier.
Dimanche, c’est une partie de la Tunisie rurale qui convergeait vers Tunis : la veille, d’autres manifestants étaient partis de Kasserine et de Gafsa avec la même intention de bouter hors de la Primature des ministres majoritairement issus de l’ancien régime.
Après la marche, le sit-in. Bravant le couvre-feu, ils campent maintenant pacifiquement devant le siège du gouvernement de transition, pour « faire tomber les derniers restes de la dictature » .

Tout semble aller si vite. La Tunisie s’apprête-t-elle à connaître sa révolution d’octobre, moins de deux semaines après celle qui a vu le système Ben Ali s’effondrer avec une belle mais suspecte rapidité ?

La fête de la fédération, le 14 juillet 1790 au Champ de Mars

Révolutions : montée des peuples vers les capitales

La mécanique centripète de la Révolution tunisienne n’est pas une réelle nouveauté. Issus des provinces rurales du centre-ouest, les marcheurs tunisiens écrivent une nouvelle page de l’histoire longue des révolutions du monde moderne, effectuées des périphéries vers le centre des Etats. Ainsi, contrairement à ce que l’on dit souvent, la Révolution française n’a pas commencé à Paris le 14 juillet 1789 avec la prise de la Bastille, mais dans plusieurs villes de province, secouées par des émeutes plusieurs mois auparavant. Le 14 juillet 1790, les milliers de jeunes gens qui affluent vers Paris pour fraterniser et devenir des héros nationaux sont bel et bien issus des fédérations régionales, créées par les patriotes pour constituer une chaîne de défense provinciale et protéger la Révolution.

Le nom de « caravane de la libération » ne trompe pas sur l’autre nature de ce qui se passe. Les Tunisiens comparent eux-mêmes leur Révolution avec les plus belles journées de l’indépendance de 1956.

Aux Etats-Unis (de 1775 à 1783), à Genève (1782), aux Provinces-Unies (de 1783 à 1787) comme dans les Pays-Bas autrichiens (1789), les révolutions du 18e siècle furent souvent des guerres d’indépendance, dirigées contre des empires et des puissances coloniales. Pendant la Révolution française, les attaques contre la monarchie furent également inspirées par le rejet du parti de l’étranger incarné par Marie-Antoinette, mais aussi par la fuite du roi en juin 1791, ressentie comme une trahison et une collusion avec les monarchies ennemies.

La Révolution tunisienne ne serait-elle donc que l’héritière des Révolutions qui marquèrent la fin du 18e siècle ? Serait-elle le prélude à un cycle de Révolutions méditerranéennes, deux cents ans après les Révolutions atlantiques ?
Ce n’est pas si simple. Le contexte est différent et affirmer, comme Jean Tulard, que 2011 serait « l’an 1789 de la Révolution tunisienne » porte des mauvais relents de néocolonialisme.

Cette révolution est tunisienne

Cette Révolution est tunisienne et pas française, surtout pas française. En 1956, plus que les Tunisiens, c’est l’Etat qui s’est libéré de la métropole. La décolonisation restait incomplète : la population, elle, continuait à faire les frais des cynismes de la Françafrique, une colonisation qui ne disait plus son nom.

Pendant cinquante ans, tous les gouvernements français ont couvert les dictatures de Bourguiba et de Ben Ali. C’est pourquoi la polémique provoquée par la cécité ou la maladresse diplomatique de la France a de quoi surprendre par sa naïveté.


Quand Michèle Alliot-Marie, ministre des affaires étrangères, propose le « savoir-faire » des forces de sécurité françaises aux autorités tunisiennes, quand Frédéric Mitterrand, ministre de la culture, refuse de reconnaître que le régime de Ben Ali est une dictature, ils s’inscrivent parfaitement dans le long terme de la politique extérieure nationale : depuis 1956, la France ne cherche pas à être l’amie du peuple, mais de l’Etat tunisien, à n’importe quel prix.

Voilà pourquoi la Révolution de 2011 s’apparente à une seconde décolonisation. Vécue comme une guerre de libération, une guerre d’indépendance du peuple tunisien, la Révolution tunisienne est à la fois et inévitablement dirigée contre son propre Etat et contre la France, dont l’ombre a continué de planer au-dessus des évènements: une rumeur selon laquelle les troupes françaises étaient sur le point de débarquer à Bizerte n’a-t-elle pas couru pendant quelques jours? (Le Monde, 25 janvier 2011).

Voilà pourquoi en refusant de reconnaître le gouvernement issu du benalisme, le peuple tunisien peut, à condition de ne pas tomber dans l’embuscade américaine, définitivement sortir de la période postcoloniale.


Billet publié initialement sur
le blog Lumières du Siècle
Crédits images:
Guebara Graphics [CC-by-nc-sa] via Flickr ; La fête de la Fédération, 14 juillet 1790 au Champ de Mars, Paris par Charles Thévenin, Musée Carnavalet [Domaine public] via Wikimedia Commons ; Graff par the Abode of Chaos [Certains droits réservés]

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