OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Le « dégagisme » se manifeste http://owni.fr/2011/07/04/le-%c2%ab-degagisme-%c2%bb-se-manifeste/ http://owni.fr/2011/07/04/le-%c2%ab-degagisme-%c2%bb-se-manifeste/#comments Mon, 04 Jul 2011 06:10:42 +0000 Damien Spleeters http://owni.fr/?p=72492 Quel rapport entre le « Ben Ali, dégage ! », ce slogan qui a fait le tour du monde, et Laurent d’Ursel, cet artiste belge entré dans l’art par derrière comme un courant d’air contemporain et dont les créations s’appellent, logiquement, des loeuvrettes ? Réponse : le « dégagisme ».

Pour vous donner une idée du bonhomme : il s’est fait tatouer le premier article de la Constitution belge sur les fesses, en y corrigeant les fautes de français.

Après bien des péripéties, en 2005, d’Ursel lance le collectif Manifestement pour faire de la manifestation une forme d’art contemporain, avec ses règles très précises : il faut des flics, une autorisation, un slogan et des concepts. Il faut que ça soit un peu chiant, comme toute manif.

Si j’ai rendez-vous avec d’Ursel à la Loeuvrette Factory, c’est pour qu’il me montre, « en primeur mondiale », comment le collectif prépare la parution d’un Manifeste du dégagisme. Un -isme d’inspiration tunisienne qui ne serait ni anarchie, ni révolution, mais plutôt une solution de génie, un savant mélange pamphlétaire que d’Ursel tente d’expliquer avec une ironie et une mauvaise foi bien assumées.

Bon, Laurent, est-ce que tu peux m’expliquer comment est né le dégagisme ?

Nous sommes à la fin du mois de janvier 2011, le collectif Manifestement est en train de fêter l’achèvement de sa dernière manifestation en date qui avait pour slogan « Tous unis contre la démocratie ». On était en plein dans les événements en Tunisie et comme la terre entière on était tous un peu émoustillés par ça. Et puis ma femme, la salope, sort le mot « dégagisme » et on se
regarde tous et on se dit putain ça y est on y va. J’ai l’habitude de dire que quand j’ai la bouche pleine, elle parle à ma place. Mais ça m’humilie qu’elle ait sorti le mot avant moi.

Okay, mais c’est quoi finalement le dégagisme ?

L’intuition est toute simple : ça serait la première fois que des mouvements d’une telle ampleur réclament le vide de pouvoir sans solution de remplacement. Le fait de parler de démocratie, ça n’est venu qu’après. D’abord c’était « Ben Ali dégage », et après : le vide – ce fameux vide qui nous fait bander terriblement. Le siège du président ou du dirigeant est là, mais il est vide. Et après, concrètement, la vie continue. Et donc, logiquement, après le dégagement (dont le dégagisme est la philosophie), il y a une forme de proto-démocratie marquée par la vigilance – pour ne pas se faire couillonner une nouvelle fois – où le proto-démocrate est revenu de toutes les illusions. C’est une forme de maturité, le proto-démocrate sait que ça ne marche pas, que la démocratie a plein de défauts, qu’elle génère des catastrophes, voire des carnages. Et fort de ça, il continue dans ce système, mais en se méfiant de tout, et c’est ça la clé. La proto-démocratie vient après la version romantique de la démocratie-post-babacool-on-est-tous-frères à la Tahrir.

Le fait de ne pas remettre quelqu’un sur le siège du pouvoir, c’est l’anarchisme et c’est du n’importe quoi. Il y aura forcément tôt ou tard quelqu’un sur le siège mais avant il y a ce grand vide – et c’est ça le coup de génie des dégagistes – c’est d’avoir osé ce vide. On enlève Ben Ali, on enlève Moubarak, on enlève Sarko sans dire ce qu’on va mettre après. On va d’abord contempler ce vide. Et c’est pour ça que, de manière très significative, la première action que font les dégagistes c’est une nouvelle constitution. Et ça prend beaucoup de temps. Ce sont des élections pour des assemblées constituantes. J’ai encore entendu une klette sur France Culture ce matin qui disait « oui ça prend du temps, ils tardent à passer aux élections » ce qui est d’une bêtise totale. D’un point de vue dégagiste, on ne prendra jamais trop son temps pour méditer, mûrir et se demander par quoi on veut remplacer celui qu’on a dégagé.

Bien sûr, le dégagisme a ses problèmes, il ne garantit pas que celui qu’on met à la place du dégagé soit meilleur. Mais je suis tellement enthousiasmé par le dégagisme parce que c’est la preuve d’une très grande maturité. Qu’est-ce qu’il y a derrière tout ça : l’absence de cette foi naïve, infantile, puérile et à la con qui fait dire qu’on a la solution et qu’on est prêt à mourir pour l’avancer. Il y a aussi une espèce d’anthropologie du pouvoir, toute simple, qui renoue avec le début de la démocratie : les premiers à être dégagés, ce sont ceux qui sont sur le siège depuis trop longtemps, tout simplement.

Le dégagisme c’est juste une nouvelle révolution alors ?

Le révolutionnaire, c’est celui qui entend supplanter le détenteur du pouvoir. Le dégagiste, c’est celui qui entend déloger le détenteur du pouvoir. Les démocrates sont tous des révolutionnaires, et il n’y a rien de moins dégagiste que des élections, qu’un programme qu’on remplace ou qu’on reconduit. Il faut le vide pour le dégagisme. Le point cardinal, c’est qu’on dégage celui qui est au pouvoir. Ce qu’il y a après on ne sait pas, c’est le vide. À l’horizon : la proto-démocratie. Dans le Manifeste, on va devoir comparer dégagisme et révolution, ça va être un bel exercice de mauvaise foi.

[Tout enthousiasmé, d'Ursel me montre ce qu'il appelle « une première historique » : dans le tableau excel qui recense les mouvements artistiques, leurs manifestes et leurs credos, une colonne vide est laissée après celle du dégagisme]

C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que l’avant-garde, consciente d’elle-même, est assez critique et relativiste pour savoir qu’il y en aura une autre après. Tous les grands mouvements, dans l’histoire de la pensée, ont eu le sentiment d’être les derniers, d’avoir tout dit. Nous avons cette extrême sagesse de dire qu’en 2011 ça sera le dégagisme, mais peut-être qu’en 2025 il y aura un autre truc. C’est très important. Nous en sommes très fiers.

C’est l’idée de génie, parce que ça pense l’action politique d’une manière totalement différente. On ne doit plus s’emmerder à dire en quoi on a quelque chose de mieux. Maintenant c’est clair, le ras-le-bol est un concept politique. Le « dégage » a ses lettres de noblesse. Ça change tout. C’est beaucoup plus cool. Avant il fallait faire tout un programme. Aujourd’hui plus du tout : tu peux
t’improviser dégagiste du jour au lendemain

Et finalement, est-ce qu’il va falloir qu’on s’immole tous comme Mohamed Bouazizi pour être dégagiste ?

Ouais alors on a réfléchi sur l’immolation aussi, c’est fondamental. On s’est dit putain est-ce qu’il faudrait tous s’immoler, quoi ? Comme le couillon qui a fait ça sur le parking à France Télécom l’autre jour. Mais, en fait, étymologiquement, ça vient de farine, mettre dans la farine, rouler dans la farine. Donc on pourrait se fariner. On est rassuré : on peut être dégagiste sans bidon d’essence.

Manifeste du dégagisme, révolutionnaires d’hier et d’aujourd’hui : dégageons !
Collectif Manifestement
maelstrÖm réEvolution
Sortie fin juin

Publié aussi sur Vice

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En Egypte, les Frères musulmans contestent sans effrayer http://owni.fr/2011/02/17/egypte-freres-musulmans-contestent-sans-effrayer/ http://owni.fr/2011/02/17/egypte-freres-musulmans-contestent-sans-effrayer/#comments Thu, 17 Feb 2011 14:00:47 +0000 Damien Spleeters http://owni.fr/?p=47162 Il y a un peu plus d’une semaine, un des révolutionnaires de Tahrir portait mon attention sur les slogans qui demandaient un gouvernement séculaire.

Si l’Occident entretient sa propre peur du vide, me disait-il, c’est parce que Moubarak a réussi à l’effrayer avec le point d’interrogation de ce qui viendra après lui.

C’est évidemment aux Frères musulmans qu’il faisait référence, affirmant que ceux-ci gonflaient volontairement les chiffres de leur effectif, tout comme Moubarak : eux pour prétendre avoir joué un grand rôle dans un soulèvement réussi, lui pour chercher des soutiens dans sa répression.

Ici, à Tahrir, on me disait que l’Egypte serait davantage comme une nouvelle Turquie que comme un autre Iran. Quelques jours auparavant, le vendredi 4 février, l’Ayatollah Khamenei avait déclaré que la vague de soulèvements en Afrique du Nord et au Moyen-Orient était due au « tremblement de terre » de la Révolution Islamique de 1979 et avait appelé à une révolution semblable en Egypte. Cette déclaration et cet appel, les Frères musulmans les ont explicitement rejetés, considérant le soulèvement comme étant « la Révolution du Peuple Egyptien et non une Révolution Islamique, puisqu’elle inclut des musulmans et des chrétiens, de toutes sectes et de toutes tendances politiques. »

Les positions des Frères musulmans dans ce soulèvement étaient parfois assez confuses. Il est clair que le soulèvement égyptien ne leur est pas dû : ils s’en étaient d’abord distanciés, le 25 janvier, avant de le soutenir pleinement deux jours plus tard. Formant un puissant groupe d’opposition, ils refusent d’abord de négocier avec le régime mais finissent par accepter d’entrer en dialogue (infructueux) avec Omar Suleiman, alors Vice-Président. Certains voyaient dans cette invitation aux pourparlers une tentative du régime pour diviser l’opposition : une tentative qui tombe à plat puisque les Frères musulmans refusent de faire partie d’un quelconque gouvernement de transition et mettent en doute les « efforts » du régime.

“L’Occident n’a pas donné la chance aux musulmans modérés de s’exprimer publiquement.”

Je retourne sur la place Tahrir pour y trouver l’un de mes contacts, Islam. Il va me faire rencontrer un membre des Frères Musulmans, Alladin, et jouer les interprète. En quelques mots chuchotés, Islam lui explique qui je suis. Il accepte très simplement de répondre à mes questions. Alladin me dit que les Frères Musulmans veulent simplement vivre dans une atmosphère politique naturelle pour s’exprimer en tant que groupe, “avoir la chance de montrer leur programme, donner la possibilité aux égyptiens de vivre avec la véritable morale islamique, porter l’attention sur les valeurs islamiques dans le respect des autres, dans le pluralisme.” Islam réagit : “l’Occident n’a pas donné la chance aux musulmans modérés de s’exprimer politiquement. Les Frères Musulmans n’ont rien à voir avec l’Iran ou avec les Talibans.” Alladin reprend :

Les Frères Musulmans sont présents dans 83 pays qui n’ont jamais eu à s’en plaindre. Ça serait un problème seulement en Égypte, parce que le pays occupe une place stratégique.

Je lui demande pourquoi l’Occident aurait peur des Frères Musulmans.

Parce que pour les Frères Musulmans l’Islam n’est pas seulement une religion, c’est aussi un mode de vie. Et aussi parce que ça contredit le programme de certains pays qui tirent profit des dictateurs et de la corruption. Les Frères Musulmans menace ce programme parce qu’ils sont insensibles à la corruption.

Selon Islam, mon interprète, si les Frères Musulmans vivaient cachés jusqu’à présent, c’est parce que le régime procède à des arrestations en vertu de l’état d’urgence, ayant déclaré l’illegalité du groupe. Selon lui, les Frères Musulmans de rapprochent de l’Iran, du Hezbollah et du Hamas dans leur soutien au peuple palestinien, mais ils s’en différencient par les moyens : “Les Frères Musulmans sont modérés et ne veulent pas recourir à la violence.”

Ils ne pourraient pas dépasser un tiers des sièges au Parlement

Bien que les Frères musulmans représentent l’organisation religieuse égyptienne la plus importante, nombreux sont ceux qui leur réfutent l’appellation de parti politique, et eux en premier. De toute façon, l’Egypte n’autorise pas la formation de partis religieux. Ainsi, les candidats politiques des Frères musulmans ont rencontré un succès relatif lors d’élections parlementaires sous la bannière d’autres partis.

Comme le rappelle Juan Cole : il se pourrait que l’Egypte ne change pas sa position sur la formation de partis religieux. Dans ce cas, les Frères musulmans devraient continuer à recourir à la même méthode s’ils veulent être présents dans la vie politique égyptienne, et cela limiterait leur influence. En outre, pour Cole :

Le clergé n’est pas important dans la vie religieuse sunnite comme les ayatollahs chiites le sont en Iran. Les Frères musulmans, en tant qu’organisation largement laïque, ont beaucoup de soutiens, mais on ne peut pas dire qu’ils gagneraient plus d’un tiers des sièges s’ils se présentaient à des élections libres.

Certains analystes voient dans la religiosité égyptienne un soutien implicite pour les Frères musulmans. Selon Juan Cole, l’Egypte vit un renouveau religieux depuis une vingtaine d’années.

Que les gens aillent à la mosquée, dit-il, ou que les femmes portent le voile, ne veut pas forcément dire qu’ils voteraient pour un groupe comme les Frères musulmans. Beaucoup de musulmans pratiquants sont ouvriers d’usine et bien plus proches du mouvement du 6 Avril que des Frères musulmans.

S’il est vrai que l’organisation des Frères musulmans, fondée en 1928, développe une aile terroriste dans les année 1940, elle subit une répression sévère depuis les années 1950 et 1960, ce qui instigua des changements relativement profonds en son sein. Ainsi, dans les années 1990, selon le professeur Juan Cole, les Frères musulmans en viennent à s’opposer aux mouvements radicaux comme celui du Jihad islamique égyptien.

Pourtant, les Cassandres occidentales ont excusé leur « devoir de réserve » par le spectre d’une prise de pouvoir islamiste alors que cette stratégie de la peur n’a pas vraiment de fondation, comme le montre Christopher Azalone quand il décortique le mythe des Frères Musulmans. Ce faisant, elles ne sont que les émules d’un Hosni Moubarak qui excusait, de son côté, un état d’urgence permanent (et donc une répression légale) par ce même spectre.

Lire également le témoignage d’une française présente au Caire sur OWNI

>> photos flickr CC rana ossama ; kodak agfa

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Moubarak est parti. Et après ? http://owni.fr/2011/02/12/moubarak-est-parti-et-apres/ http://owni.fr/2011/02/12/moubarak-est-parti-et-apres/#comments Sat, 12 Feb 2011 18:14:12 +0000 Damien Spleeters http://owni.fr/?p=46265

Mubarak has left the building

C’est ce que twittait le journaliste et bloggeur égyptien Wael Abbas, avant de se demander où le président déchu pouvait bien être à présent. Trente-deux ans jour pour jour après la Révolution iranienne, il semblerait que la Révolution égyptienne soit en marche. Mubarak has left the building, c’est en substance le message annoncé hier soir à la télévision égyptienne par le Vice Président Omar Souleiman, l’homme proche d’Israël et des USA qui était, comme le rappelle Paul Amar, le chef des mukhabarat, les Services de Renseignements, chargé de superviser les détentions, les interrogatoires, la torture et les transferts illégaux de prisonniers étrangers.

Le président déchu délègue ses pouvoirs au Conseil Suprême des Forces Armées. Les tentatives de polarisation de l’opinion publique domestique et étrangère, l’intimidation, les campagnes de peur et la propagande n’y auront finalement rien fait : la détermination du peuple égyptien, portée par une dynamique complexe de repositionnement politique, l’a emporté.

Tantawi, un autre Moubarak ?

Muhammad Tantawi, 75 ans, qui dirige officiellement l’Egypte. Malgré les soutiens américains – le Secrétaire à la Défense Gates ayant affirmé que l’armée égyptienne avait « contribué à l’évolution de la démocratie » – et les 1,3 milliards de dollars en aide militaire chaque année, les officiels américains ne semblent pas voir en Tantawi l’homme du changement.

Dans les câbles publiés par WikiLeaks, l’administration américaine le dit résistant au changement et inconfortable avec la guerre contre la terreur menée par les Etats-Unis.

Très impliqué dans la préservation de l’unité nationale, note l’un des télégrammes, il est opposé aux réformes économiques et politiques qui pourraient éroder le pouvoir du gouvernement central.

Selon la Qatar News Agency, le Conseil Suprême des Forces Armées formulera sa décision de former un nouveau gouvernement aujourd’hui. Ce gouvernement comptera des personnalités issues de l’armée et n’inclura aucun membre de partis politiques « afin de préparer le pays pour des élections parlementaire et présidentielle et pour la rédaction d’une nouvelle constitution ».

Quel positionnement pour l’armée ?

Il semblerait que l’Egypte fasse largement confiance à son armée pour tracer la voie vers la démocratie tant voulue. Pourtant, si l’armée a beaucoup de choses à gagner dans ce changement de régime, elle a certainement aussi beaucoup à perdre. Qu’elle serve uniquement de protectrice de liberté et de catalyseur de changement sans consolider ses propres intérêts au passage : rien n’est moins sûr. Dès lors, que les intérêts des chefs des forces armées et du peuple égyptien coïncident et l’on assistera à l’achèvement du soulèvement populaire.

Des sept revendications identifiées dans les voix des manifestants, seules deux semblent avoir été concédées (démission du président, dissolution du parlement). Moubarak, qui n’était plus qu’un président fantôme depuis quelques jours, restait l’icône d’un régime honni : la rue, avec le concours de l’armée, a obtenu son départ. Nombreux sont ceux qui refusaient de voir leur révolution compromise et récupérée par l’une ou l’autre faction, la vigilance est donc toujours de mise.

Si Tahrir se vide dans les prochains jours, quelles garanties aura le peuple égyptien d’obtenir sa véritable révolution ? Mais si la Place de la Libération est tenue, une polarisation bien plus forte encore entre ceux qui sont satisfaits et ceux qui veulent continuer la lutte ne risque-t-elle pas de fracturer l’opinion publique égyptienne et de faire vaciller son soutien au soulèvement ?

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A lire en complément :
[live] Embarqués au Caire par Damien Spleeters
Et retrouvez tous nos articles sur l’Egypte
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Crédits photo, via Flickr, Nebedaay cc-by-nc-sa ; via Wikimedia Commons [Domaine Public], commandant Tantawi

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[LIVE] Embarqué au Caire http://owni.fr/2011/02/04/live-embarques-au-caire/ http://owni.fr/2011/02/04/live-embarques-au-caire/#comments Fri, 04 Feb 2011 16:10:30 +0000 Damien Spleeters http://owni.fr/?p=45324

Alors que Damien s’apprête à embarquer sur le vol qui le ramène à Bruxelles, nous clôturons sa partie du live. Nous restons attentifs aux informations de François Hien, ici.

Mardi 8 février, 10h00

A tous les amis, que vous soyez convaincus ou pas par ce qui s’est passé, il est maintenant temps de faire ce que nous pouvons pour notre pays. S’il vous plait, n’allez pas retirer plus de cash que ce que vous avez besoin. N’allez pas acheter de dollars si vous n’en avez pas besoin. Aidons notre économie à rester forte.

C’est ce message qui circule depuis hier sur les portables égyptiens, depuis la réouverture des banques, depuis que certains sont retournés travailler. “En dehors de Tahrir, tout est normal”, me dit Hesham. Il travaille pour une multinationale japonaise. Son fils, Karim, qui a crée une startup avec quelques amis, est là aussi. Je leur demande si le soulèvement populaire a vraiment déstabilisé toute l’économie égyptienne. “C’est relativement superficiel, affirme Hesham, quelques magasins pillés, quelques voitures brulées. Le pire c’est la bourse et le tourisme”.  L’ombre de la crise économique serait-elle déjà loin? “Il y a du bon, reprend Karim, en période de transition, on voit qu’il y a plus de ventes en bourse, les sociétés sont sous-évaluées.” Tout comme les habitants du Caire qui organisent la sécurité de leur quartier, on voit naitre d’autres initiatives destinées à maintenir le pays à flot.

Pour ce qui est de l’avenir, Hisham est dubitatif. “On va voir, dit-il, pour l’instant rien ne de décide vraiment. Il faut attendre. Il n’y avait pas d’opposition en Égypte, seulement sur papier. Elle était écrasée par le régime. Aujourd’hui les gens protestent mais il n’y a pas de responsables à qui parler, personne pour exprimer les demandes.” Pourtant, un peu après la libération de Wael Ghonim, un responsable de Google détenu depuis le début du soulèvement, le bruit court que des représentants seront bientôt élus place Tahrir.

Lundi 7 février, 18h00

On entend pas mal parler des Frères Musulmans dans cette révolution. Pas une rédaction qui n’invite tout un panel d’experts pour en débattre. Ici, ce sont les acteurs du soulèvement populaire égyptien que j’interroge. “Les Frères Musulmans sont très bien organisés, me dit Assyouti, mais je ne pense pas qu’ils puissent obtenir plus de 30 ou 40% de la représentation politique.” Les Frères Musulmans ne sont pas autorisés à former un parti politique, mais ils restent un groupe très influents. “Ils veulent avoir leur mot à dire, siéger au parlement.”

Pourtant, pour Assyouti, l’Égypte future se rapprochera plus d’une nouvelle Turquie que d’un autre Iran. Même avec la présence des Frères Musulmans, le pays pourrait maintenir un équilibre séculaire:

Il suffit d’écouter les slogans là en bas pour comprendre que les gens demandent un gouvernement séculaire. Et si l’Occident entretient sa propre peur du vide, c’est parce que Moubarak a réussi à l’effrayer avec le point d’interrogation de ce qui viendra après lui.

Je retourne sur la place Tahrir pour y trouver l’un de mes contacts, Islam. Il va me faire rencontrer un membre des Frères Musulmans, Alladin, et jouer les interprète. En quelques mots chuchotés, Islam lui explique qui je suis. Il accepte très simplement de répondre à mes questions. Alladin me dit que les Frères Musulmans veulent simplement vivre dans une atmosphère politique naturelle pour s’exprimer en tant que groupe, “avoir la chance de montrer leur programme, donner la possibilité aux égyptiens de vivre avec la véritable morale islamique, porter l’attention sur les valeurs islamiques dans le respect des autres, dans le pluralisme.” Islam réagit : “l’Occident n’a pas donné la chance aux musulmans modérés de s’exprimer politiquement. Les Frères Musulmans n’ont rien à voir avec l’Iran ou avec les Talibans.” Alladin reprend : “Les Frères Musulmans sont présents dans 83 pays qui n’ont jamais eu à s’en plaindre. Ça serait un problème seulement en Égypte, parce que le pays occupe une place stratégique.”

Je lui demande pourquoi l’Occident aurait peur des Frères Musulmans. “Parce que pour les Frères Musulmans l’Islam n’est pas seulement une religion, c’est aussi un mode de vie. Et aussi parce que ça contredit le programme de certains pays qui tirent profit des dictateurs et de la corruption. Les Frères Musulmans menace ce programme parce qu’ils sont insensibles à la corruption.” selon Islam, mon interprète, si les Frères Musulmans vivaient cachés jusqu’à présent, c’est parce que le régime procède à des arrestations en vertu de l’état d’urgence, ayant déclaré l’illegalité du groupe. Selon lui, les Frères Musulmans de rapprochent de l’Iran, du Hezbollah et du Hamas dans leur soutien au peuple palestinien, mais ils s’en différencient par les moyens : “Les Frères Musulmans sont modérés et ne veulent pas recourir à la violence.”

Lundi 7 février, 10h00

La police secrète continue sa sale besogne au Caire: harcèlement, interrogatoires, arrestations d’activistes et de journalistes. La situation reste tendue malgré quelques signes d’apaisement. Les embouteillages ont repris, comme le travail pour certains, le métro et les banques fonctionnent. Mais il suffit de se rendre sur Tahrir pour se rendre compte qu’il n’en est rien. En ce dimanche 6 février, nous sommes au 13e jour de protestation, et on dirait que c’est toute la ville qui se relaie pour tenir la place. Les voix sont cassées mais les slogans toujours plus forts. Je me fraie un chemin dans la foule juste après la messe copte célébrée avec les musulmans. Certains marchent en groupes compacts, sous de grandes bâches en plastique pour se protéger de la pluie. D’autres sont assis autour des chars pour les empêcher de bouger.

Tout est en mouvement, on s’agglutine autour de ceux qui lancent les premières lignes d’un chant de protestation, perchés sur des épaules ou des murets, avant de se disperser vers d’autres voix. Impossible de déterminer qui mène la danse. “Il n’y a pas de société secrète, de leader”, me dit Moatez, quand je le trouve au dernier étage d’un appartement qui donne directement sur la place. “C’est une frustration commune qui nous a réuni et maintenant, ça fait plus de dix jours que les gens sont ensemble, créent des liens, se parlent, s’organisent. On assiste à la naissance d’un forum, d’une agora”. Il me fait part de son inquiétude face à la polarisation de l’opinion publique égyptienne. Comme j’avais pu m’en rendre compte la nuit dernière en suivant un groupe de jeunes organisés pour la sécurité de leur quartier. Moatez est doctorant en sociologie, spécialisé dans la société égyptienne. Selon lui, cette polarisation est ce qui pourrait compromettre le plus la révolution en cours:

Avec son discours à la télévision, Moubarak a réussi à se retourner le soutien d’une grande part de la population. Il met la crise économique sur le compte des manifestants. S’il y avait un million de personnes ici, ça serait seulement 3% de la population active. Il ne mentionne pas le fait qu’il a fermé les banques et la bourse, ni le fait qu’il ait coupé l’accès à Internet, ce qui a arrêté les activités touristiques. Ou encore le fait qu’il ait instauré un couvre-feu qui empêchait les avions d’atterrir. Ce sont ces choses qui détruisent économiquement le pays.

La manipulation de l’opinion n’est pas la seule arme du régime, qui mène une véritable guerre d’usure contre les manifestants, bloquant ou ralentissant l’accès au ressources humaines ou alimentaires. “C’est dangereux de s’enfermer à Tahrir, me dit Moatez. Il faudrait bouger. Le problème, c’est que c’est l’endroit le plus sûr. Moubarak veut faire comme si rien ne se passait ici. Il veut qu’on nous ignore complètement, c’est ce qu’il faut éviter”. Moatez tacle enfin les rumeurs qui voudraient que Moubarak soit indispensable à tout remaniement constitutionnel, comme l’affirmait par exemple Tarek Massoud, de la Harvard Kennedy School, sur CNN il y a quelques jours: “Il n’y a rien de plus faux”, affirme Moatez. En réalité, un conseil de juge de la Cour Suprême pourrait annuler tous les amendements à la constitution faits depuis 1981, parce que sous l’état d’urgence il est illégal d’amender la constitution (en vigueur depuis l’assassinat de Sadate en 1981)”.

Dimanche 6 février, 15h00

L’ambiance sur la place Tahrir:

Dimanche 6 février, 01h00

Il est plus de minuit, dans le quartier de Dokki, au Caire [cliquez pour accéder à la carte GoogleMap], à quelques minutes à pied de la place Tahrir, épicentre des mouvements de protestation contre le régime Moubarak. Je suis de sortie cette nuit pour observer les comités qui s’organisent pour la protection du quartier. Un quartier plutôt aisé et calme en temps normal, devenu lieu de passage vers la place Tahrir depuis le début de la révolte.

Impossible pour moi de sortir l’appareil photo: c’est sous couvert d’anonymat que les habitants ont accepté de témoigner. Les noms utilisés sont donc pure invention.

J’ai pu parler plusieurs fois au téléphone avec mon contact, appelons-le Ossama, avant de pouvoir fixer un rendez-vous. Ossama, la trentaine, fait partie de ces habitants du Caire qui ont décidé de s’organiser pour assurer la sécurité de leur quartier et prévenir les pillages.

La BBC est venu nous rencontrer, mais tout ce qui les intéressait c’était le côté sensationnel. Ils ont fait leur gros titre avec une phrase sortie de son contexte en disant qu’on était des gens violents. Mais tout ce qu’on fait, c’est réagir à la situation et protéger notre quartier. On a peut être vingt-trois gars dans les environs, et huit d’entre eux ont une arme à feu. Nous avons peur.

Armée et civils font bon ménage à certains checkpoints (ici dans le quartier de Maadi)

Il m’explique que les nombreux prisonniers qui se sont échappés ces derniers jours pourraient faire profil bas pour un temps avant de frapper. Il m’emmène un peu à l’écart de la route principale, dans les petites rues. “Nous ne sommes pas si loin de Tahrir”, dit-il, “et beaucoup des manifestants qui s’y rendent passent par ce quartier. Certains pourraient essayer de profiter de la situation pour s’introduire dans nos maisons”.

Ossama m’explique comment la police essaye de les empêcher de manifester:

En disparaissant complètement des rues, elle nous a donné l’impression qu’on devait assurer nous-mêmes notre protection. Nous savons aussi que les policiers font partie des pillards. Ils tirent en l’air pour nous faire peur et nous garder ici. C’est ainsi qu’ils contrôlent, par la peur.

Son groupe pense à investir plus d’argent dans l’achat d’armes à feu, dont le prix augmente avec la demande: “on doit se protéger coûte que coûte”.

La situation a changé brutalement pour les habitants du quartier. Impossible de penser au long-terme, ils sont en état d’alerte toutes les nuits, gardant le contact par talkie-walkie, surveillant le quartier avec des armes automatiques, organisant les relèves toutes les six heures.

Ces mouvements spontanés ont reçu de curieux soutiens: tous les clients de l’opérateur MobiNil ont reçu un texto au début du soulèvement les enjoignant à aider l’armée à assurer leur sécurité. Selon Ossama, “ce n’est pas acceptable, l’armée ne peut pas vous donner cette responsabilité”. Pour lui, il s’agit clairement d’une stratégie du gouvernement visant à augmenter le chaos et la peur dans la ville: “et ça fonctionne, ils sont de plus en plus nombreux, maintenant, à soutenir Moubarak. Ils veulent juste se sentir en sécurité à nouveau”.

Pour Ossama, ceux de la place Tahrir n’ont plus rien à perdre, ils ne s’inquiètent pas pour leur sécurité:

Il n’y a pas de classe moyennen en Egypte: il y a ceux qui peuvent se nourrir, et ceux qui ne peuvent même pas. Les seconds restent à Tahrir, ils ont connu pire, ils ne vont pas lâcher l’affaire. Finalement, on veut tous la même chose, mais pas avec la même détermination.

Un groupe s’avance vers nous. On se salue, les hommes blaguent et me demandent mon passeport. Je leur demande si ils soutiennent ceux de Tahrir: ”Oui”, me répond Moustafa, “jusqu’au dernier discours du président. Pour nous, c’était satisfaisant”.

“C’est un problème de confiance”, résume Mohammed, “le président serait vraiment idiot de ne pas faire ce qu’il a promis. Et puis, on peut toujours retourner manifester”.

Le bruit d’un coup de feu à distance, les hommes tendent l’oreille, puis reprennent:

On a commencé à 250 000, puis, on était deux millions. Après le discours de Moubarak, il restait environ 70 000 personnes à Tahrir: ils n’étaient pas satisfaits. Mais c’est à cause des affrontements que les gens sont retournés sur la place. Parce que pour eux, ça montre qu’on ne pouvait pas faire confiance à Moubarak.

Selon le groupe, en perdant la connexion à Internet et au téléphone, les gens ne voyaient plus l’intérêt de rester chez eux. Il y aurait plus de cent-cinquante personnes pour surveiller le voisinage, avec de dix à quinze individus par checkpoint. Ce soir, il n’y a plus autant de contrôles, la situation semble se normaliser.

Le groupe s’accorde à dire que le point positif est que la situation a renforcé les liens sociaux entre les habitants du quartier. Et quand on aborde le problème des étrangers, ils me disent qu’ils ont l’impression que les médias internationaux encouragent la protestation:

C’est une mine d’or pour les médias cette histoire. Plus c’est instable, plus ça plait.

Je ne sais pas ce qui va se passer demain quand je vais retourner travailler”, me dit Ossama, “mais il faut que j’aille bosser, je ne peux pas rester à surveiller la rue pour toujours. Il faut continuer à vivre”.

Moustafa travaille pour Orange. Quand les réseaux étaient coupés, c’était “comme si on vivait dans une boîte”, dit-il.

Je leur demande à quoi sert le couvre-feu puisqu’il semble ne pas être respecté:

“C’est simple”, explique Moustafa, “sans couvre-feu, je ne peux pas demander ses papiers à celui qui passe dans la rue. Les militaires nous ont donné le feu vert: si quelqu’un est suspect, je peux le descendre”.

Nous marchons dans les rues du quartier, rencontrant quelques petits groupes armés. Moustafa analyse ce qui a changé:

On avait l’impression de ne pas exister dans ce pays, notre voix n’était pas entendue. Avec la révolte, on a pu enfin être écoutés. Et ça ne pourra pas nous être enlevé.

Ossama me raccompagne, on croise deux fourgons lourdement escortés: ils viennent ravitailler les banques qui ont réouvert ce dimanche matin. Pour lui, il y a comme un dilemme: croire les promesses de Moubarak, continuer de vivre comme avant, ou continuer à soutenir les manifestants:

Notre société est divisés: ceux qui pensent que Moubarak va tenir parole et se retirer à la fin de l’année, et ceux qui ne lui font pas confiance, qui ont été tellement brutalisés par la police et le régime qu’ils veulent le changement tout de suite.

Deux voitures de police passent lentement dans la rue, gyrophares allumés et sirènes hurlantes: “ils veulent montrer qu’ils sont de retour”, me dit Ossama,” ils veulent montrer qu’ils sont présents pour rassurer les habitants. Mais ça risque de prendre des mois avant qu’on leur accorde à nouveau notre confiance”.

Samedi 5 février, 10h00

Arrivé au niveau du checkpoint auquel j’ai été refoulé hier, la file est déjà longue. Après des négociations visant à faire comprendre que je suis journaliste, j’entre dans “la commune Tahrir” pour la première fois [cliquez pour accéder à la carte GoogleMaps].

Le changement est clairement palpable sur la place: on m’accueille chaleureusement comme si je venais de parvenir à un sanctuaire. Il est à peu près 11h30.

“Ca fait 5 jours que je suis ici”, me dit Abdallah, 23 ans, chimiste “je dors par terre, sur la route. C’est pas confortable, mais c’est le prix à payer pour notre liberté. Des gens sont ici depuis le début, plus de 10 jours. On est prêt à mourir pour notre liberté, on ne bougera pas d’ici avant le départ de Moubarak”.

La place Tahrir est une sorte d’organisme vivant, anarchique. Une commune qui trouve les moyens de sa survie dans la solidarité, la paix et la détermination. On arrive de part et d’autre pour ravitailler ceux qui restent ici en nourriture, eau et vêtements propres. Les militaires qui tiennent les points d’accès laissent passer les vivres. On a même organisé un service de nettoyage. Dans la poussière de place, les différences se font moins nettes:

“Je suis révolté par la propagande du régime”, me dit Islam, “il faut dire la vérité sur ce qu’il se passe ici. Les médias répandent la peur et la violence. Je parle parfaitement anglais, allemand et néérlandais. Si vos confrères veulent parler avec moi, dites leur que je suis là”.

Sur place se trouvent des jeunes, des vieux, des femmes, des enfants, des musulmans, des chrétiens, des riches, des pauvres, des gens qui proviennent de tous le pays, certains ayant eu accès à l’éducation et d’autres n’ayant pas eu cette opportunité. Des journalistes aussi, la pression exercée sur eux semblant être quelque peu retombée.

C’est vraiment l’Egypte, ici, à Tahrir.

Des groupes se forment spontanément autour de ceux qui haranguent la foule, parfois juchés sur les épaules de leurs compagnons. Les slogans sont repris en coeur, juste avant que ne résonne la musique et que certains ne se mettent à danser.

Les séquelles des affrontements passés sont pourtant toujours visibles. Des yeux au beurre noir, du sang séché, des pansements… J’écoute un discours, et Ismail vient me trouver, pour dénoncer la corruption et continuer à réclamer la démission de Moubarak, le tout en anglais:

Cliquer ici pour voir la vidéo.

L’heure de la prière approche, les musulmans se mettent en rang. Des manifestants viennent me parler:

“Il n’y a pas de différences entre musulmans et chrétiens ici: ils sont unis. Nous voulons que vous disiez ça au monde. Ils sont ensemble, comme des frères parce qu’ils font cause commune contre Moubarak. Il partira avant nous. Nous sommes certains de réussir. Tout ce que nous voulons, c’est la justice et la liberté”

Un vieil homme vient me trouver: sur un morceau de carton, il a écrit “Merci Facebook”, et au verso “Merci Al-Jazeera”:

Je suis ici pour soutenir les jeunes, ils sont éduqués, ce sont des ingénieurs, des avocats, des professeurs. Ils ne sont pas idiots, personne ne télécommande cette révolution, les jeunes ici savent ce qu’ils font.

Puis soudain, le silence emplit Tahrir à l’heure de la prière:

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Je me sens bien plus en sécurité ici qu’ailleurs au Caire, je marche un peu avec Abdallah. Au nord, près du secteur des musées, les gens commencent à se regrouper. D’un coup la tension accumulée refait surface: des cris et des sifflets se font entendre. Certains courent pour rejoindre la foule qui s’agglutine. Au loin, on aperçoit un groupe: “Les pro-Moubarak”, me dit Abdallah. Mais tout reste calme.

Un officier vient négocier avec la foule pour faire enlever les barricades élevées durant les affrontements. Une chaîne humaine se forme devant les chars de l’armée, ainsi qu’autour d’un des “hôpitaux” installés là. Il s’agit en fait d’un espace dédié au soin des blessés.

Les manifestants chantent: “Il part, nous restons”. Le message est reçu, l’officier repart.

“Plus rien ne sera comme avant”, me dit Abdallah, “et cette révolution ne sera pas récupérée: ces couleurs sont égyptiennes”. Un vieil homme me montre une page du journal: Vodafone s’excuse pour la coupure et la manipulation du réseau et promet d’indemniser les usagers.

Quelqu’un a tagué “Facebook” sur un mur, Abdallah me dit que les réseaux sociaux ont certainement aidé au rassemblement, inspiré par l’exemple tunisien:

Aujourd’hui, on n’a plus peur de parler, on veut la liberté.

Je quitte Tahrir au milieu de l’après-midi. La pluie commence à tomber mais des milliers de personnes attendent encore de pouvoir entrer sur la place, visiblement pour y passer la nuit.

Demain, dimanche 6 février, sera le treizième jour de protestation,  baptisé “journée des martyrs”. En attendant, les nouvelles sont confuses: Al Arabya annonce que Moubarak démissionne de la direction du NDP avant de se rétracter. Les demandes des manifestants, elles, n’ont pas changé:

1. La démission du président
2. La fin de l’état d’urgence
3. La dissolution de l’assemblée du peuple
4. La formation d’un gouvernement national de transition
5. L’élection d’un parlement qui amenderait la constitution pour autoriser une élection présidentielle
6. La poursuite judiciaire immédiate des responsables de la mort des martyrs de la révolution
7. La poursuite judiciaire immédiate de ceux qui ont corrompu le pays et volé ses richesses

Samedi 5 février, 1h30

J’entends des coups de feu dehors, je décide de ne pas sortir: des militaires tireraient en l’air pour dissuader les pro-moubarak d’approcher de la place Tahrir.

Vendredi 4 février, 16h

Jusqu’à présent j’étais resté dans un appartement avec 4 personnes dont deux Egyptiens. Aujourd’hui, jour de prière, la tension est vraiment palpable. Une amie d’une des personnes qui loge ici lui a téléphoné pour annoncer qu’elle venait de voir deux jeunes hommes se faire tabasser dans la rue pendant la nuit. Je vois les images sur Al-Jazeera et décide d’avancer vers le checkpoint le plus proche de la place Tahrir. Je tente de négocier pendant une vingtaine de minutes mais les militaires refoulent les ressortissants étrangers.

Vendredi 4 février, 22h

Cette fois, je sors pendant le couvre-feu. Il commence a faire sombre. J’arrive au premier checkpoint: pas de contrôle. Je passe le premier pont. Deuxième checkpoint: on me contrôle mais on me laisse passer. Les militaires sont présents en nombre, et beaucoup de gens font le chemin en sens inverse, quittant Tahrir, notamment des femmes et des enfants. De là où je suis, j’aperçois la place. Une longue file se forme, c’est le dernier checkpoint, installé entre un tank et une voiture calcinée. A terre, des pierres, celles lancées pendant les affrontements des derniers jours. La file s’allonge, on me demande si je suis journaliste. Je réponds par la négative, prétendant que je dois traverser pour rejoindre un autre quartier, de l’autre côté de la place. Je n’ai pas envie d’être arrêté, comme les autres. Finalement, je suis refoulé. Il faut montrer une accréditation pour passer.

Vendredi 4 février, 00h

La situation est calme. Il y a une heure, j’ai reçu un appel et ça devrait se concrétiser: vers une heure du matin, je rencontre quelqu’un et ensemble, nous allons faire le tour des groupes de quartier qui assurent la sécurité des rues.

Aux dernières nouvelles, Damien a réussi à pénétrer sur Tahrir Square à l’heure de la priète matinale, comme en attestent ces deux photos qu’il vient de poster sur Twitter.

Jeudi 3 février, 20h

Après une heure de recherches dans les terminaux de l’aéroport du Caire, situé à une vingtaine de kilomètres du centre-ville, j’ai réussi à m’engouffrer dans l’un des rares taxis qui acceptent d’enfreindre le couvre-feu pour s’aventurer dans la capitale égyptienne. Le chauffeur roule à tombeau ouvert sur l’autoroute déserte. Des checkpoints sont disposés à intervalles réguliers. Aux premiers, de jeunes hommes – parfois même des enfants – contrôlent mon passeport, notent mon nom, demandent la licence du chauffeur et fouillent le coffre. Certains se déplacent avec des barres de fer, des bâtons, et même des machettes.

Parfois, ils s’excusent de tout ce protocole, mais à d’autres moments, le taxi doit négocier pour que je ne sois pas embarqué. La disposition des points de contrôle est hétéroclite. Je tombe sur des individus portant un brassard jaune: c’est “l’armée du peuple”, elle ne sert pas le président Moubarak. Plus loin, j’ai affaire à des policiers en civil, reconnaissables à leur façon de parler.

Ne faire confiance à personne

Nous quittons l’autoroute pour rentrer dans le quartier de Dokki, à quinze minutes à pied de la place Tahrir. A mesure que nous avançons, les contrôles se font plus réguliers, et mon chauffeur doit systématiquement présenter sa licence. Tandis qu’on me pose des questions, des jeunes jouent au foot et nous saluent. Je sens de plus en plus la suspicion à l’égard des journalistes. Heureusement pour moi, je me présente comme un étudiant rendant visite à sa cousine.

Le dernier check-point prend plus de temps, et la tension monte d’un cran. Une brigade de police est appelée, et un représentant de l’ordre me rejoint sur la banquette arrière. Il nous accompagne jusqu’à la prochaine étape, un peu plus loin. C’est un contrôle militaire, à côté d’un char. On me réclame de la nourriture avant de me laisser partir. On me prodigue les mêmes conseils qu’à ma descente de l’avion: ne pas s’aventurer seul dehors, ne faire confiance à personne. Je continue à pied, marche un peu, demande mon chemin. On m’interdit l’accès à la rue où je loge et mon contact doit venir négocier pour moi. J’arrive enfin dans l’appartement, en sécurité. A l’intérieur, deux filles et deux garçons. Le regard est fatigué, la voix aussi.

On parle un peu, et ils me montrent des photos prises deux jours avant le basculement sanglant. J’arrive à dormir un peu, avant d’être réveillé par l’appel de la prière du matin. Je décide alors de téléphoner à Hicham, un autre contact. Selon lui, la journée qui s’annonce sera violente. C’est le “vendredi du départ”, et il craint que les étrangers ne soient pris pour cible. Il me rappellera plus tard, les SMS ne passant pas sur le réseau national.

Pourtant, les jeunes qui vivent ici me l’ont confirmé: ils ont bien reçu un texto de Vodafone appelant au rassemblement en faveur de Moubarak. Ce n’est visiblement pas la première fois. Quelques jours auparavant, ils aurait reçu un autre message, leur demandant d’organiser des barrages dans leur quartier.

Crédits photo: Florence Mohy, Flickr CC: Ahmad Hammoud, F Hussein

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