Education au numérique: quand une société privée fait la leçon

Le 28 mars 2011

Inscrite dans le socle commun, la maîtrise de l'Internet est un aspect délégué en partie à des sociétés privées. Calysto est un des acteurs importants sur ce créneau, mais il ne fait pas l'unanimité.

Toute cette conférence n’amorce aucune réflexion, ne construit aucune démarche pédagogique et s’enfonce elle-même dans ses propres contradictions à force d’avoir recours à la rhétorique du fait-divers. On a le sentiment d’un grand gâchis.

C’est par ce jugement sans appel qu’un expert académique du numérique concluait son compte-rendu d’une intervention sur les « dangers de l’Internet »  effectuée par la  société Calysto en 2009 dans un collège. Il n’est pas le seul à remettre en cause le travail de Calysto : LeMonde.fr en 2005 et plus récemment Framasoft l’avait aussi critiqué.

Pourtant, Calysto a signé depuis 2004 une convention de coopération avec le ministère de l’Éducation nationale, soit un an après sa création, ce qui en fait un partenaire privilégié pour intervenir sur ce sujet dans les établissements scolaires. La société s’est positionnée sur ce créneau en 2004, comme nous l’explique au cours d’un premier entretien Thomas Rohmer, co-fondateur de Calysto :

Nous organisions des cycles de conférence sur la fracture numérique, plutôt pour des adultes, entre autres avec des associations de parents d’élèves. Elles nous ont suggéré de faire la même chose mais pour les jeunes. Nous sommes alors allé voir le ministère de l’Education nationale.

Une simple circulaire créé un marché

En 2004, Xavier Darcos, alors à la tête de ce ministère, a en effet fait passer une circulaire stipulant :

Le développement de l’usage de l’internet est une priorité nationale. Il doit s’accompagner des mesures de formation et de contrôle permettant d’assurer la sécurité des citoyens et notamment des mineurs.

Calysto a donc saisi la balle au bond. M. Rohmer précise que sa société n’est pas arrivée en terrain inconnu : « Nous avions déjà un bagage important avec les enfants : j’ai été animateur bénévole dans une radio associative pour intégrer les médias dans le processus éducatif. Et nous avons travaillé en amont avec des associations et des psychologues. »

Depuis 2005, elle mène donc, entre autres, l’opération le Tour de France des Établissements scolaires, qui vise à « sensibiliser les élèves (écoliers, collégiens, lycéens) et les membres de la communauté éducative (parents et enseignants) aux bons usages de l’Internet et du téléphone mobile ». En 2010, c’est ainsi environ 1.200 interventions qui ont été effectuées dans ce cadre, d’une demi-journée à plusieurs jours, en fonction de la demande des établissements. Pour une journée en collège, cela donne le programme suivant :

« La journée d’information et de sensibilisation que nous vous proposons vous apporte des réponses concrètes fondées sur notre expertise et l’expérience que nous avons acquise sur le terrain.

Objectifs des rencontres collégiens

  • Aiguiser leur sens critique vis-à-vis de ce média et de ses contenus,
  • Éveiller leur curiosité afin de diversifier leurs pratiques de l’Internet et des outils numériques,
  • Les sensibiliser aux risques encourus et les aider à développer une démarche « morale et citoyenne ».

Objectifs des rencontres parents/enseignants

  • Leur présenter les usages des collégiens,
  • Les accompagner, les rassurer et les informer sur les enjeux et les risques liés à l’utilisation de l’Internet et des outils numériques,
  • Leur présenter les usages des collégiens dans leur établissement mais aussi ceux pratiqués chez eux.

Ces journées d’information expliquent les règles de comportement relatives à l’utilisation de l’Internet et des outils numériques ainsi que les risques encourus par le non-respect de ces règles. »

Le web : anxiogène ou pas anxiogène ?

Assurées par des personnes au profil d’animateur socio-culturel formé en interne à la thématique, elles dérangent certains. Ces formations seraient d’une part trop anxiogènes, mettant l’accent sur les aspects négatifs : « Internet est un territoire fréquenté par des prédateurs pédophiles : “Ne laissez jamais vos coordonnées à un inconnu. Ne vous rendez jamais seul à un rendez-vous pris sur le réseau.” » donné en exemple par LeMonde.fr. « Tu ne téléchargeras pas ! (sinon, c’est la prison) [...] Tu ne regarderas pas les vidéos en ligne (sinon, tu meurs !) [...] N’ouvre pas tes emails [...] Débranche ta webcam [...] », déroulait le rapport cité plus haut.

Thomas Rohmer se défend, en indiquant à juste titre :

On responsabilise sans diaboliser. On se bat par exemple contre l’image de l’internaute-pédophile, on sait bien que les pédophiles sont surtout dans l’entourage. Si montrer des images de sites pro-ana, c’est être anxiogène, alors j’assume !

Quant au volet législatif, en particulier sur le chapitre délicat du téléchargement illégal, Thomas Rohmer justifie :

On leur explique les risques, ils font ce qu’ils veulent. Notre rôle, c’est d’évoquer le droit à l’image,  la diffamation, etc. On évoque aussi les alternatives légales. Hadopi est un sujet délicat, nous sommes pointilleux et neutre. Si je dis qu’il y a un débat sur Hadopi, je tronque le débat.

Il assure que la convention n’implique pas l’obligation tacite de se faire le messager du gouvernement. « Lors de la loi Dadvsi ((loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information)), nous avons été convoqués par le ministère de la Culture, pour nous demander de diffuser un guide prenant le parti des majors du disque, nous avons refusé. » En guise de pédagogie, Cyril de Palma,  co-fondateur de Calysto, expliquait :

Soit, pour reprendre le résumé de Touspourlamusique, cette curieuse pédagogie :

Cyril Di Palma, co-fondateur de l’agence Calysto résume six années de Tour de France des Collèges, réalisé en partenariat avec TPLM, ou comment expliquer aux élèves et aux enseignants les bons usages de l’Internet et notamment, le respect de la propriété intellectuelle.  Pas si facile… Finalement, le peur du virus et le risque de voir ses enfants confrontés à des images pornographiques sont des arguments plus convaincants que la défense d’une filière de la création musicale. Mais avec l’Hadopi et sa réponse graduée, ça peut changer…

Et tout en niant être anxiogène, la maigre revue de presse liste des articles qui semblent plutôt accréditer le contraire. Ainsi cet article de presse régionale qui se conclut ainsi : « D’autres encore ont décidé de supprimer  leur compte Facebook (ce qui n’est pas aisé).
Ils se sentent complètement concernés par ce thème, et seront sûrement plus méfiants sur la toile.
»

Et cet autre, titré « Sur internet, les collégiens sont des cibles » :

Hier, les élèves de 4e du collège Brizeux ont suivi une formation sur la pratique du web. Données privées détournées, intentions malveillantes… La génération numérique est vulnérable.

Linda est un joli brin de fille de 16 ans. Comme de nombreux ados, elle aime discuter en ligne, grâce à internet. Elle y rencontre des garçons de toute la France. Comme Denis, 14 ans, qui n’a pas hésité, il y a quelques mois à lui envoyer sa photo, son numéro de portable et son adresse mail, dans l’espoir d’obtenir un rendez-vous.

Le problème, c’est que Linda s’appelle en fait Fabien Le Louédec. Ce dernier est un formateur de la société Calysto. Hier, il intervenait auprès des élèves de quatrième du collège Brizeux pour une session de sensibilisation à la pratique d’internet. « J’ai créé Linda pour vous montrer qu’il ne faut jamais se fier aveuglément à une personne rencontrée sur internet », explique le formateur, en affichant l’historique des conversations avec Denis.

Des informations erronées

Plus gênant encore, les informations données ne seraient pas toujours justes comme le notait Framasoft. Le dialogue suivant rapporte un échange entre un professeur (moi) et un formateur (lui) :

« Exemple 2 : L’HADOPI

Lui – L’Hadopi a faim, ils veulent rentrer dans leurs frais ça coûte cher, elle a condamné 75 000 internautes depuis le mois d’août.
Moi – Personne n’a été condamné, des mails d’avertissements ont été envoyés mais à ce jour aucun accès internet n’a été coupé !
Lui – Si il y a eu 75 000 condamnations et pas plus tard que …. il y a avait un jeune de 19 ans qui s’est fait couper son accès.
Moi – Il y a eu 75 000 mails envoyés je vous l’accorde mais aucune coupure.
Lui – Nous avons les chiffres, mon collègue de Calysto va à l’ALPA (Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle) tout le temps alors… »

Explication de Thomas Rohmer :

Je ne dis pas qu’on est tout beau, tout joli, on envoie des êtres humains dans les écoles, imparfaits par définition.

Certes, mais pour des professionnels payés pour ce travail, c’est gênant. Nous avons contacté le ministère de l’Éducation nationale pour savoir ce qu’il pensait de ces propos, nous attendons encore la réponse.

Une politique de partenariat avec le privé

Il est possible que les dirigeants de Calysto aient peu de sympathie pour Hadopi, comme Thomas Rohmer l’a laissé entendre dans la conversation que nous avons eu et qu’ils ne pensent pas vraiment que l’Internet soit un territoire miné. En réalité, cette société ne fait que surfer sur une double vague.

La première, c’est une tendance de fond de partenariats avec le privé, a fortiori dans un contexte de réduction budgétaire. Ainsi, une dizaine d’entreprises/associations figurent aux côtés de Calysto dans la rubrique « protection des mineurs » sur la page listant les conventions de coopération d’Educnet, le portail gouvernemental dédié aux Tice.

Interrogé sur le bien-fondé de ce choix, M. Rohmer refuse de prendre position :

Est-ce que l’école peut tout assurer alors qu’il y a des restrictions budgétaires ?

L’interrogation n’a rien de rhétorique.

Historiquement, il a été décide d’avoir recours au privé car les personnels éducatifs étaient désemparés face aux nouvelles technologies et à Internet en particulier, alors que l’Éducation nationale demandait à l’école de prendre en charge aussi cet aspect. « C’était un moyen de décharger les professeurs et les chefs d’établissements d’une tâche dont ils ne voyaient pas le bout, se souvient un ancien chargé de mission sur ces questions. La politique de l’époque, c’était le dialogue public/privé. Calysto a rendu et continue de rendre des services. L’Éducation nationale est un dinosaure qui met un temps fou à répandre les innovations. Il y a des résistances y compris du côté des professeurs. » Pour lui, il n’est pas choquant de faire appel au privé : « Qu’est-ce que cela a de gênant ? Le ménage est bien géré par des sociétés extérieures. » Ménage des salles et éducation numérique, même combat. Il reconnait « qu’il fallait faire un gros effort initial qui n’a pas été très bien répercuté en formation continue. »

Et c’est ainsi que les collectivités locales, en charge des établissements, ont été incitées à faire appel à Calysto. Si elles prennent bien en charge une partie des frais, 350 euros en moyenne la journée1, c’est bien in fine le contribuable qui finance une société privée. Le ministère de l’Éducation nationale ne nous a pas non plus répondu sur la question des partenariats public/privé.

« Tout est bon pour vendre de la peur et du fantasme »

Pour Jean-François Clair, responsable des Tice (Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Education) au SNES, le syndicat majoritaire des enseignants du second degré.

Ce type de société profite de choix politiques et budgétaires. Les chefs d’établissements n’y connaissent pas grand chose en général, ils s’inquiètent, ils veulent protéger les élèves, et aucun espace n’est dédié à la réflexion au collège dans le cadre du B2i (brevet informatique et Internet). Alors quand ils se font démarcher, ils acceptent pour se faire bien voir des parents d’élèves, des élèves, du rectorat… Les enseignants et les documentalistes aussi ne sont pas toujours au courant. De même, les collectivités locales se donnent ainsi un vernis de respectabilité. Mais éduquer, ce n’est pas enseigner. Et le but d’une société privée, c’est de faire du business.

Il y a quelques années, la FCPE s’était opposée au tour de France des établissements, refusant cette concurrence non légitime.

Un expert du numérique à l’école anonyme parle de « lobbying actif auprès des écoles et des collèges, dans les collectivités territoriales (communes, collèges), auprès des fédérations de parents d’élèves… Tout est bon pour vendre de la peur et du fantasme. » Sollicitée une seconde fois à ce sujet, Calysto a refusé de répondre si nous ne leur faisions pas relire notre article avant. Nous n’avons pas accepté leur demande.

Le deuxième aspect, comme le souligne dans un article très pertinent Odile Chenevez, coordinatrice CLEMI dans l’académie d’Aix-Marseille, c’est la tendance à traiter l’Internet comme le sida. Il est en partie le corollaire de cette lacune en matière de formation continue :

Ce phénomène, qui consiste pour l’école à se décharger sur des intervenants associatifs de certaines questions vives de la société, touche également le problème des risques liés aux usages d’Internet. Certaines officines ont trouvé là une véritable mission alimentée par la pléthore de peurs qui entourent le sujet. L’association la plus en vue actuellement sur cette question se nomme Calysto et a entrepris un Tour de France des collèges et des écoles pour y délivrer une théorie de bons comportements sur Internet aux élèves comme à leurs enseignants et leurs parents. L’intention est louable et les retours des participants très positifs si l’on en croit les multiples témoignages de satisfaction de chefs d’établissement sur le site web de l’opération.

Un choix dont Odile Chenevez pose les limites : « Si donc une intervention du Tour de France peut être intégrée à cette approche, elle ne peut en aucun cas libérer l’école de son obligation d’un enseignement construit de ces questions, jour après jour au cÅ“ur des disciplines. [...] En une heure ou deux, avec des élèves qu’il ne reverra jamais, qu’est-ce que peut faire d’autre un intervenant que de prendre la posture du « sachant » face à des « non-sachants » qui recevront des réponses calibrées à des questions calibrées, au statut de vérité universelle, quelle que soit la qualité du contact qu’il établit avec les élèves ou l’originalité de sa prestation ? »

Et si on formait en interne en prenant son temps ?

Réduit à l’état de coquille vide, le B2i n’est pas en mesure d’assurer cette formation. Pour pallier cette situation, certains prennent les devants en interne, s’ils en ont les moyens. 

« Calysto joue un peu sur la peur et c’est payant, ça nous choque, la maitrise de l’Internet est inscrite dans le socle commun des compétences, explique Isabelle Martin, coordonnatrice académique du CLEMI dans l’académie de Bordeaux. Dans le cadre du plan de développement des usages du numérique à l’école qui sera mis en place à la rentrée prochaine, j’ai proposé au niveau académique un volet “éducation aux médias numériques” qui inclut la formation des enseignants et des élèves. Le groupe de pilotage académique l’a validé. L’objectif est de dépasser la simple intervention ponctuelle qui a peu d’effet à mon avis. Il est préférable d’aider les enseignants à intégrer ce travail dans leurs pratiques pédagogiques disciplinaires, en lien avec la validation des compétences du socle. » Des formateurs du CLEMI, du Catice (Centre académique aux TICE) et du CDDP (Centre de Documentation Pédagogique) pourront intervenir dans tous les départements.

« Sur notre zone, nous avons conçu un dispositif de formation qu’on propose systématiquement aux chefs d’établissement pour les accompagner, détaille Michel Guillou, adjoint au conseiller Tice, et coordinateur académique du Clemi, à l’académie de Versailles. Il s’appuie pour l’essentiel sur nos valeurs, qui sont celles de l’éducation, et les documents de ctoutnet.fr et notamment ce diaporama. Au contraire de bien d’autres, nous souhaitons valoriser au maximum les usages positifs de l’Internet, promouvoir la liberté des élèves à s’exprimer, s’attarder sur leur responsabilité et réfléchir avec eux aux dérives possibles sans pour cela diaboliser. »

Des initiatives locales trop ponctuelles pour mettre un coup de frein à ce marché lucratif. Lucratif, le doute nous saisit en entendant la réaction de M. Rohmer lorsqu’on aborde ce point : « On perd de l’argent en envoyant des animateurs », annonce-t-il. La petite entreprise serait-elle à deux doigts de mettre la clé sous la porte en dépit de toutes ces formations ? On s’enquiert alors de sa santé financière générale : « la société se porte bien mais nous n’avons pas vocation à être millionnaire, tempère-t-il alors, sinon on ferait autre chose. »

Crédits photos Flickr wandrerstefan, fireflythegreat

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  1. le détail des tarifs, net par jour : école 319 euros ; collège 326 euros ; lycée 376 euros []

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