Protestation créative aux Arts Décos

Le 22 mars 2011

L’ENSAD, l'élite des écoles d'art, a organisé une manifestation pour dénoncer la dérive de sa pédagogie qui faisait sa réputation. Elle met le doigt sur la privatisation de l’enseignement et l’arrivée des entreprises dans les écoles.

Cour de l’école vendredi 11 mars : des structures en bois, une cabane et des bonshommes de papier mâché cohabitaient avec plus d’une centaine d’élèves et d’enseignants. Cette expo géante, fruit de dix jours de brainstorming, résume leurs revendications.

Ils dénoncent le manque de travail interdisciplinaire, marque de fabrique de l’école. Les “plateaux” de deuxième année, réunissant tous les secteurs de l’école, ne durent plus que quinze jours contre un mois auparavant. Futile ? Pas quand la pratique représente le plus gros de leur travail.

En cause également les coordonnateurs de secteur – professeurs -, élus pour trois ans. Ces derniers décident des programmes et des appels à projets et choisissent donc les mécènes de l’école. Avec des marques comme Badoit qui cassent les règles de la collectivité. Et imposent un cahier des charges contraire à sa philosophie : une commande aux élèves de 2ème année, à réaliser non pas en groupe mais en solo et avec à la clef 5.000 euros pour le gagnant. Pour Clara, élève de 3ème année, un tel accord a des conséquences directes sur leurs enseignements :

C’était un projet inclus dans les plateaux. Le problème c’était qu’on ne pouvait pas travailler en groupe et que le rendu devait concerner seulement le graphisme. Il s’agissait juste de dessiner des bulles sur leur bouteille ! Donc tout le contraire des plateaux.

L’école, avec la Révision Générale des Politiques Publiques, est ravie de recevoir des propositions de partenariats. Le climat de restriction budgétaire et la demande de l’État de “trouver des sous ailleurs” entraine une privatisation – infime pour le moment – de leurs enseignements. Et donne un sens au mot rentabilité. Au rang des secteurs les plus séduisants : design et textile au détriment de la scénographie.

Et à l’ENSAD, les élèves ont peur de voir une fusion de deux secteurs non rentables et de perdre la spécificité de l’école comme pour le cas du secteur graphisme-multimédia. Comme un air de déjà vu ?

Application problématique de la réforme LMD

Bloquer les cours aurait été contre-productif. Ils savent très bien qu’ils ont une place au sein de l’école la mieux dotée de France. Mais ils veulent “juste bosser, que l’école vive et que soit créé un espace de réflexion autour de ce qu’on nous apprend ” martèle Clara.

Ces 130 élèves – une trentaine selon la directrice Geneviève Gallot – ont donc investi l’espace de leur cour. Et réinventé la notion d’action pendant les dix jours nécessaires à la réalisation de leur projet : toute la troupe de joyeux élèves a montré que la créativité n’a pas de limite.

Ils ne jettent pas la pierre à leur directrice dont la position évolue. À l’origine, niant l’existence d’un mouvement étudiant, elle avait interdit la réquisition d’une salle et obligeait les élèves à mener leur “workshop” entre 17h et 21 heures. Aujourd’hui ? Elle est “ravie et nous facilite beaucoup les choses” explique Elliot en souriant. Publicité positive pour l’école : les élèves réfléchissent encore ! Elle garde juste en tête le respect de l’équilibre entre pratique et cours : “l’interdisciplinarité n’existe que si la disciplinarité existe”.

L’école renommée cherche sa place dans le panorama des grandes écoles européennes et essaie de garder son identité “vieille de deux siècles et demi”. Et de fait n’a pas d’intérêt à contrer les élèves. En filigrane, l’application problématique de la réforme LMD : obligation de créer une 5ème année et d’opérer une refonte de la 4ème année pour avoir le grade de master.

L’émergence des alternatives aux blocages

Les revendications de ces élèves tombent dans le pot commun de la société actuelle, et ce qui pourrait être un problème isolé est en réalité un “désordre” plus global. Les réformes de l’enseignement supérieur ont mis à mal le système en lui-même : s’ouvrir à l’Europe et créer des pôle compétitifs, en laissant entrer les entreprises qui décident des secteurs les plus rentables. L’ENSAD réinvente la créativité de la grève sans faire grève ou comment mettre le doigt sur les failles d’un système de façon subtile.

Geoffrey Dorne
, ancien élève de l’école maintenant au laboratoire de recherche, explique que le mouvement des arts décos se construit sous le thème d’une zone d’autonomie temporaire ou TAZ. Et que cette volonté de décloisonner mène à un objectif : créer une école dans l’école. Ils réfléchissent et comme d’autres mouvements, mettre des idées en commun permet de trouver une alternative aux blocages lors des manifestations étudiantes. La relève est assurée.

Entre octobre et novembre 2010, l’ESAD de Strasbourg a investi toute l’école de prestations artistiques pour demander une régularisation des travailleurs précaires.
Avant, au cours des manifestations de 2008-2009 contre la LRU, des enseignants ont organisé des cours hors les murs : à Lyon, Paris VIII et Paris VII , même type d’expérience (cours alternatifs le mercredi matin et université Paris-14 sur la ligne 14 pour des cours d’économie et de maths), etc.

La voisine de l’ENSAD rue d’Ulm, l’ENS, avait déjà organisé un “printemps des chaises” en 2009 ou une kermesse. Depuis octobre une partie de ses élèves, personnels d’entretien et enseignants est en grève. Souhaitant obtenir une titularisation de leurs précaires, ils se réunissent encore en assemblée générale et ont occupé certains locaux et vendu des sandwiches dans le hall de l’école.

Ces nouvelles formes d’expression, artistiques ou pas, signent l’émergence d’une mobilisation des esprits et d’une réflexion. Surtout, même isolées, elles montrent une prise de conscience que les jeunes ne peuvent pas tout accepter et qu’ils sont prêts à mettre en commun leur énergie et leurs idées pour faire passer leur message. Elliot conclut :

On mélange toutes les années et tous les secteurs, il se passe un truc incroyable, magique, que l’on avait jamais vécu. À un moment donné, on est tous là pour participer, les idées fusent et on construit tout en dix jours. C’est possible, on peut le toucher du doigt.”

Illustrations Pierre Alonso et Claire Berthelemy [CC-by-nc-sa]

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