Le bourreau de mes thunes (1)

Le 6 septembre 2010

Petite nouvelle de politique friction où toute ressemblance, etc. Viviane de Châlong, unique héritière du gigantesque groupe pharmaceutique Pharmarros, Ginette Caoutchou, sa fidèle infirmière et le "Dracula du Chéquier" sont dans un bel appartement. Que croyez-vous qu'il arrivât ?

Image tOad pour OWNI /-)

Petite nouvelle de politique friction où toute ressemblance avec des personnes ou des faits existant ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.

Madame Viviane de Châlong, quatre-vingt-onze printemps (ou quatre-vingt-onze liftings, on ne sait plus trop), richissime au-delà de l’entendement, célèbre et unique héritière du gigantesque groupe pharmaceutique Pharmarros, n’en finissait pas de vibrer au-dessus de son potage aux morilles et vermicelles parfumés à la citronnelle que venait de lui servir Ginette Caoutchou, sa fidèle infirmière.

Face à l’impératrice du suppositoire glycériné, au bout de la table sans fin du salon écarlate, dans les lueurs ambrées du lustre cristallin, son époux, Antoine de Châlong, pratiquement décédé, tentait une énième fois de porter à sa bouche spumescente une cuillère à soupe du raffiné potage susmentionné. Les tentatives précédentes s’étaient soldées par l’inondation de son gilet de flanelle et de son pantalon de lin mais on ne se moque pas du troisième âge en liquéfaction, c’est immoral.

C’était novembre et la fin de l’automne dans ce quartier mort et cossu de la capitale. Hôtels, porches lustrés, réverbères fin XIXe, trottoirs nickels. Les radiateurs de fonte chauffaient à pleins tubes la vaste demeure de la rue du Liechtenstein. On en était moite, on tremblait pourtant, ça sentait le sapin.

Ginette Caoutchou soupira de tristesse en rejoignant le majordome dans la cuisine, à dix bonnes minutes à pieds.

- Il ne devrait plus tarder, regretta l’infirmière à plein temps en se laissant choir sur le premier tabouret Starck venu, aux côtés du majordome en costume qui chipait du bout des ongles des restes de truffes dans un ramequin à lisérés d’or.

- Avec de nouvelles envies, j’imagine, supputa l’homme à tout faire.

- Dieu sait ce qu’ils ont encore manigancé avec son ami le ministre à l’ombre des cocotiers de leur belle île privée… Faut trouver le moyen de s’en débarrasser au plus vite. Je n’en peux plus et Madame ne tiendra pas le coup longtemps.

- À ce rythme… acquiesça l’employé.

Il, lui, l’autre, « le monstre à neuf têtes » comme aimait à le chuchoter Ginette Caoutchou en roulant des yeux hallucinés, « le suceur de moelle », « le vampire de sa dame », « le bourreau de mes thunes », « le tripoteur de députés », « la créature du marais », « le petit blond avec deux chaussures beiges », ça faisait une paie qu’il était l’unique sujet de conversation des deux derniers domestiques de Viviane de Châlong. Ginette le haïssait. Elle lui aurait bien fait bouffer ses couilles mais c’était pas le genre de la maison. Faut maintenir son rang. Alors, contrainte, forcée, mais avec néanmoins quelques discrètes idées derrière le cabochon, Ginette Caoutchou s’était évertuée à gagner par tous les moyens la confiance de « la raie publique », ainsi nommé par référence aux sorties nocturnes du dit poisson sur les remparts des ministères, parmi les huiles et leurs scintillantes sardines.

Ginette regagna le grand salon en traînant de la savate. Sur le seuil, elle s’arrêta. Elle observa un instant sans bouger le spectacle affligeant, vraiment pénible, de deux multimilliardaires au bout du rouleau de leur inconscience, tentant, pour l’un vainement et pour l’autre en tremblotant, d’ingurgiter un potage royal en silence et, sauf le respect qu’elle devait à Madame, ça faisait un peu soupe aux cochons. Mais le bourgeois, n’est-ce pas, plus ça devient vieux, plus ça émet de grands slurps.

En voulant s’avancer vers sa maîtresse, Ginette Caoutchou se prit les pieds dans le chien Ferdinand, une espèce d’énorme serpillière épaisse et maronnasse qui se pissait dessus dix fois par jour. Ginette, après avoir pesté contre la bête immobile, alla s’asseoir à la droite de Madame de Châlong. L’ambiance était plus que feutrée ; lourde, sourde, chargée de ce que les deux vieux ne pouvaient plus dire pour la simple raison qu’ils ne pouvaient plus le penser. Le nez d’Antoine de Châlong surplombait sa soupe, à deux doigts d’y plonger sans qu’on eût pu imaginer que cette immersion nasale eût produit des bulles puisque Monsieur ne respirait plus.

Sous le regard respectueux, attendri, aimant même, de Ginette Caoutchou, Viviane de Châlong lorgnait le vide, le gouffre noir où l’avaient précipitée ses amours clandestines. Elle creusait lentement dans son potage. Des vermicelles blanchâtres lui collaient au menton comme autant de racines de chiendent extraites d’une terre sans goût dans laquelle elle s’enlisait inexorablement. Une méduse anachronique embagousée.

- Ginette ? balbutia la nonagénaire (comme quoi on peut faire du neuf avec du vieux, en onze lettres)

- Oui, Madame ?

- Vous… n’aidez pas… Monsieur… à manger son potage ?

- Madame, Monsieur nous a quitté. Vous le savez. Il y a bien longtemps déjà. Il n’y a plus que vous et moi dans ce salon, répondit l’infirmière en contenant une fois de plus ses larmes. Et, pensa-t-elle, mourir, ce n’est rien, mourir, la belle affaire, mais vieillir, ah, vieillir…

En effet et malgré les visions de Viviane de Châlong, la chaise de Monsieur, au bout de la table sans fin, dans ce salon qui n’avait plus d’écarlate que le nom, restait résolument vide. Cinq ans plus tôt, Antoine de Châlong, très atteint par une tumeur galopante au cervelet, s’était noyé dans son bouillon de poule au pot. Ça avait fait plouf, et puis plus rien. Depuis, Madame de Châlong l’appelait en silence, le voyait, lui parlait parfois du bon vieux temps. Alors Ginette, patiente comme une femme esseulée assise sur une bitte d’amarrage, rétablissait avec tact la cruelle vérité. Un repas de dimanche midi.

Bien que presque inaudible, mais l’habitude aidant, Ginette Caoutchou distingua au travers du triple vitrage, le bruit singulier des pneus de la lourde berline noire sur le gravier de l’allée de buis. Elle se redressa sans que Viviane ne réagisse le moins du monde à ce changement de posture.

Dans l’encadrement de la porte, le majordome se tenait droit, inquiet, appelant Ginette du regard. Sans toutefois perdre le sens des réalités car, ayant terminé les miettes de truffes, il s’était attaqué à un saladier de caviar qu’il s’était coincé dans le creux du bras et qu’il délestait de son contenu à coup précis de petite cuillère d’argent. Autant allier l’agréable aux obligations professionnelles.

Quand l’infirmière esquissa le mouvement de se lever, Madame de Châlong lâcha sa cuillère dans le potage. Elle venait de comprendre. Car malgré ses fréquentes crises de démences aiguës lors desquelles elle se prenait pour Margaret Thatcher et trépignait d’attendre un coup de fil du président de la République française en criant « my little dwarf ! my little pig ! », malgré ses pertes de mémoire qui lui faisaient lever des toasts au général de Gaulle, les trous sombres dans ce qui lui restait de lucidité, son incontinence chronique, ses coliques frénétiques, sa mélancolie suicidaire dont aucun antidépresseur ne venait à bout, ses visions et ses cauchemars, Viviane de Châlong savait prouver parfois qu’elle n’était pas totalement à côté de la plaque ni tombée trop profond dans le potage. L’amour l’appelait encore et, au bruit de la gomme sur les cailloux du chemin, elle crut sentir entre ses cuisses molles, sa vulve flétrie bâiller comme une carpe asthmatique sur les bords vaseux d’un étang sec. Il était là. « Le Dracula du Chéquier », « Le Coincé du Tiroir-caisse ».

À suivre…

Épisode 2, épisode 3 et épisode 4

Olivier Bordaçarre est publié aux éditions Fayard

Le blog de tOad

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